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Dans quelle mesure la parole théâtrale permet-elle de révéler les crises ou, au contraire, de les taire ?

Dissertation : Dans quelle mesure la parole théâtrale permet-elle de révéler les crises ou, au contraire, de les taire ?. Recherche parmi 300 000+ dissertations

Par   •  28 Mars 2022  •  Dissertation  •  2 805 Mots (12 Pages)  •  4 258 Vues

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Corrigé de dissertation sur le théâtre

Sujet : Dans quelle mesure la parole théâtrale permet-elle de révéler les crises ou, au contraire, de les taire ?

Introduction

        Le théâtre classique nous avait habitués à des répliques ciselées, des arguments déjà longuement mûris, une pensée qui se conçoit bien et s’énonce clairement, des alexandrins équilibrés, et voilà qu’on découvre chez Jean-Luc Lagarce des vers libres très longs ou très courts, des personnages qui hésitent, qui se reprennent et se corrigent sans cesse. Jean-Luc Lagarce affirme être « fasciné par la manière dont, dans la vie, les conversations, les gens — et moi en particulier — essaient de préciser leur pensée à travers mille tâtonnements… Au-delà du raisonnable » (Entretien pour Lucien Attoun, « Vivre le théâtre et sa vie », 16 juin 1995). Ces tâtonnements, c’est la fameuse figure de l’épanorthose qu’on rencontre partout dans Juste la fin du monde : reformuler pour mieux dire. Mais Lagarce précise bien “au-delà du raisonnable”, comme s’il ne s’agissait pas tant de mieux dire, que d’insister sur une parole insuffisante, des doutes, des silences, qui dépassent la parole elle-même, pour révéler des crises. Nous pouvons donc nous demander : dans quelle mesure la parole théâtrale permet-elle de révéler les crises ou, au contraire, de les taire ? Nous verrons d’abord que le théâtre est à même de faire entendre les mots des crises, de révéler ses maux, mais ensuite que les crises se situent parfois au-delà des mots, dans les silences et les gestes, et enfin dans un dernier temps qu’au théâtre, c’est parfois la parole elle-même qui est en crise.

Première partie : Les mots des crises

        D’abord, les crises passent à travers des mots précis, choisis avec soin, que ce soit par l’auteur ou, dans une mise en abyme, par les personnages. Ainsi, dans Juste la fin du monde, Louis reformule sans cesse son propos, dans une quête des mots qui seront les plus adaptés à son projet de révéler sa mort à venir. Par exemple, il répond à son frère : « Ce n’est pas méchant, c’est … déplaisant » (Partie 1, scène 2, v.58). Les mots de la mère jouent aussi un rôle important dans la crise familiale. D’abord, ce sont les mots du passé, « le dimanche, on allait se promener », qui ne sont en fait que des reproches que chacun des enfants prend pour lui-même. Mais plus souvent encore, les mots de la mère sont associés au futur, un futur prophétique qui prépare les crises, qui les rend pratiquement inévitables : « Ils veulent te parler, tout ça … ils voudront t’expliquer mais ils t’expliqueront mal … ils seront brutaux » (Partie 1, scène 8, v.28-48). Exactement comme la Pythie antique, qui utilise des mots, mais sans réellement se rendre compte de leur réelle portée. Au point que la prophétie amène sa propre réalisation : la mère semble ainsi empêcher toute réconciliation au sein de la fratrie.

        « Déplaisant », « brutal », « désagréable » : les membres de la famille viennent ainsi décrire Antoine, lui coller des étiquettes péjoratives, dont il doit sans cesse s’en défendre (« je ne suis pas un homme brutal [...] je ne le suis pas et ne l’ai jamais été », partie 2, scène 2). C’est d’ailleurs le combat de chaque personnage, plus complexe et ambivalent que ne le laisse entendre ces étiquettes données par des proches qui pensent trop les connaître. L’étiquette familiale plus fatale encore que l’adjectif qualificatif, c’est le nom propre : le nom choisi par les parents pour un enfant, et le nom choisi par un auteur pour ses personnages. Comme l’explique Catherine, « Louis » c’est avant tout « le prénom de votre père ». D’une manière implicite, comme dans une dynastie, les responsabilités du père sont transmises au fils aîné, responsabilités qu’il va rejeter et qui incomberont finalement au cadet, qui donnera à son tour le prénom des responsabilités à son fils aîné : le nom propre porte ainsi la fatalité du patriarcat, un poids trop lourd accordé à l’homme et un manque de considération des femmes. Chaque enfant se débat contre cette répartition, tandis que pour les mères, celle appelée La Mère et Catherine, cette reproduction sociale semble moins questionnée, ce qui vient interroger leur asservissement volontaire à un rôle qui leur est donné par leur naissance et leur mariage.

        La crise personnelle se révèle aussi au théâtre dans un type de scènes qu’on rencontre aussi bien dans la tragédie que dans la comédie et le drame : la confidence. Quand le mot est adressé en privé, quand il n’est pas laissé, comme le dit Suzanne « à tous les regards », il prend naturellement plus d’importance. Chaque membre de la famille aura quelque chose à dire à Louis, seul à seul : Suzanne évoque ainsi « une certaine forme d’admiration » pour Louis partagée par tous les membres de la famille. Que cache ce mot « admiration » ? Est-ce que c’est vraiment le terme exact ? Est-ce que derrière, il n’y a pas le désir de faire la même chose, mais sans oser le faire, une certaine jalousie, une certaine amertume, et donc, une manifestation de la crise familiale ?

        Enfin, même lorsque les personnages gardent le silence, c’est pour souligner le poids des mots. Antoine se tait « pour donner l’exemple », Suzanne se dit « proportionnellement silencieuse » comme pour conjurer le danger des mots. Les mots ont leur importance, mais on le voit déjà, ils ne sont jamais suffisants tout seuls : nom propre, étiquette définitoire, confidence, prophétie auto-réalisatrice, invitation au silence… Ils testent sans cesse les limites du langage.

Deuxième partie : Les crises au-delà des mots

        Cependant, la parole théâtrale ne passe pas seulement par les mots prononcés par les personnages. En effet, la parole théâtrale a vocation à être jouée, et donc à exister sur une scène dans une performance qui dépasse la lecture : les gestes, les déplacements, les interactions entre les personnages et avec le décor sont aussi révélatrices des crises, notamment personnelles et familiales. Chez Lagarce, ces éléments para-verbaux sont discutés, négociés, redécouverts par les personnages, ce qui apparaît constamment dans leurs répliques, comme dans la première scène de la partie 1 dans laquelle Suzanne s’étonne quand Louis serre la main de Catherine et pousse à une embrassade plus chaleureuse. Ces gestes qui ont un sens caché aident à comprendre la scène : les convenances sont à la fois un refuge et une menace aux retrouvailles. Les contacts entre les personnages, comme les mots échangés, n’ont rien d’évident dans la famille de Louis. Les gestes semblent aussi jouer un rôle clé dans le destin fatal des personnages. Au moment du départ de Louis, La Mère lui caresse la joue, comme pour confirmer la réalisation de ses prophéties. Louis décrit la scène : « elle me caresse une seule fois la joue, doucement, comme pour m'expliquer qu'elle me pardonne je ne sais quels crimes, et ces crimes que je ne me connais pas, je les regrette » (Partie 2, scène 1). Quoi qu’il arrive, La Mère pardonne d’avance son fils par ce geste. C’est le travail du metteur en scène d’identifier ces gestes qui viennent dire bien plus que les mots et de les donner à voir de la manière la plus « parlante ».

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