Baudelaire, Les fleurs du mal, 1857, XII
Commentaire d'oeuvre : Baudelaire, Les fleurs du mal, 1857, XII. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Narjis Sou • 5 Juin 2017 • Commentaire d'oeuvre • 1 975 Mots (8 Pages) • 734 Vues
La vie antérieure.
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques Que les soleils marins teignaient de mille feux, Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux, Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes, Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, (1857). XII.
Lecture analytique :
Introduction :
Ce poème est extrait du recueil intitulé Les fleurs du mal, publié en 1857, recueil condamné pour immoralité par le régime de Napoléon III. C'est le douzième poème de la première section appelée Spleen et idéal. La poésie de Charles Baudelaire (1821-1867) peut se caractériser par la recherche d'un idéal que la société des hommes, particulièrement dans la première moitié du XIXème siècle, n'a pas permis d'atteindre. L'échec de deux révolutions (1830 et 1848) a ruiné les espoirs d'une génération éprise de liberté, et l'ordre moral bourgeois imposé par le second Empire a poussé certains artistes à chercher un refuge dans la pratique de leur art. Précisément, la section intitulée Spleen et idéal propose d'abord cinquante-sept poèmes évoquant un monde différent, idéal, ailleurs, avant de donner à lire la puissance dévastatrice, mortifère, et destructrice de la mélancolie, du spleen.
De fait ce poème laisse entendre, dans sa chute, quelque chose qui viendra contredire la signification de l'ensemble. Comme si, comme on peut le lire dans le poème intitulé Le Voyage : Le « fini des mers » ne peut satisfaire « l'infini » du coeur (Le Voyage CXXVI, I :
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers).
Nous proposerons ici une étude linéaire afin de mieux prendre en compte ce qui apparaît finalement comme un renversement « douloureux ».
Premier quatrain :
Ce premier quatrain s'ouvre sur un « J' » qui, avec le groupe nominal « mes yeux » au vers 8, forme une sorte de parenthèse du regard du poète, encadrement dans lequel va s'inscrire, se décrire, s'exposer et se déployer une peinture marine. On peut noter que le groupe verbal « J'ai longtemps habité » suggère en même temps le passé révolu et la durée, un temps qui s'est étendu mais qui est passé, qui ne peut plus être. C'est précisément une « vie antérieure », qui suggère des regrets, qui appelle le souvenir, qui a ses charmes, mais qui est vécue.
On peut noter que cette peinture s'appuie sur des éléments importants comme les « vastes portiques » qui est un emprunt à l'architecture grecque de l'antiquité. L'univers méditerranéen est suggéré. C'est un imaginaire encore très présent dans le romantisme du XIXème siècle. La culture gréco-latine, telle qu'elle s'est constituée, a construit des idéaux esthétiques et politiques qui restent des références obligées pour la génération des poètes romantiques. Le « portique » est un dispositif architectural qui offre à la fois l'ouverture sur l'extérieur (l'espace entre les colonnes qui soutiennent le toit) et une possibilité de gagner l'intérieur d'une habitation. Ainsi, cette construction joue-t-elle le rôle, pour le poète, de la liberté à portée de main et de l'intimité toute proche.
Un autre élément important de cette peinture est le groupe nominal « soleils marins ». Là encore nous remarquons la conjugaison de deux éléments contradictoires, le feu et l'eau. De la même façon que l'architecture du portique, les « soleils marins » illustrent la disposition mentale du poète, à la fois attiré par la chaleur, le réconfort, et séduit par l'appel de la ligne d'horizon. Les « soleils marins » forment ainsi un décor flamboyant, lumineux et fascinant, pour le souvenir, en même temps qu'ils supposent un infini toujours lointain, inaccessible.
A cet élément, il faut ajouter d'autres groupes nominaux comme « grands piliers » et « grottes basaltiques » qui sont associés pas le groupe verbal comparatif « rendaient pareils ». Ce sont deux nouveaux motifs architecturaux et naturels qui développent le schéma du « portique » et insistent sur la complémentarité des éléments masculins (les « piliers ») et féminins (les « grottes ») du décor. Mais, s'il y a complémentarité, il faut aussi relever la différence exprimée par les épithètes liées. En effet, si l'adjectif « grands » peut être perçu positivement comme évoquant la force et la puissance, la stabilité et la pérennité, l'adjectif « basaltiques » suggère le sombre et le noir, le deuil et la mort. La roche volcanique a été aussi lumineuse que le soleil, mais, depuis longtemps, elle s'est
refroidie et figée.
Enfin, il faut relever le groupe nominal « le soir », complément circonstanciel de temps détaché et marqué rythmiquement par l'accent tonique qui marque la césure, qui apporte une notation temporelle trouble. Ce n'est pas tout à fait la nuit, mais le jour est cependant fini. Avec cette circonstance, se poursuit l'ambivalence permanente du décor entre éléments convergents et opposés.
Second quatrain :
Le second quatrain propose au lecteur un décor qui n'est plus seulement visuel mais aussi musical, empreint d'un jeu d'assonances dans lequel domine le son vocalique [u] : « houles », « roulant », « couleurs », « couchant ». La construction de la phrase qui constitue ce deuxième quatrain place le terme le plus important (« accords ») au centre. La décomposition de la phrase permet de faire apparaître une base simple : « Les houles...mêlaient Les ...accords... Aux couleurs ». Cette base simple fait correspondre métaphoriquement le son des vagues avec la luminosité particulière du crépuscule. Ainsi sont associés prioritairement l'ouïe et la vue. En considérant les différentes expansions de cette base simple, on peut noter que ces deux sens sont enrichis. L'ouïe est sollicitée par le groupe prépositionnel complément de manière : « d'une façon solennelle et mystique » en associant un souvenir religieux, celui de la liturgie. L'ouïe est encore plus directement appelée par l'adjectif épithète « tout-puissants » et par le complément de nom « de leur riche musique », lui- même constitué d'un groupe nominal expansé par l'adjectif « riche ». Ainsi, le son produit par la mer devient une mélodie non seulement construite et savante (« musique ») mais encore très suggestive, sollicitant la mémoire des rites religieux et provoquant une forme d'ivresse des sens. En correspondance avec l'ouïe, la vue est appelée par le complément d'objet direct « les images des cieux », par le participe passé « reflété » et par le complément d'agent « par mes yeux ». Le thème dominant de ce quatrain est donc celui des correspondances qui assurent l'unité et le bonheur de ce paysage idéal. Le ciel et la mer, la musique et la couleur, le paysage entier et le regard du poète correspondent.
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