Rhinocéros, Ionesco
Commentaire de texte : Rhinocéros, Ionesco. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Marine CRONIER • 7 Février 2021 • Commentaire de texte • 4 987 Mots (20 Pages) • 459 Vues
Français : Lecture analytique
CRONIER Marine Le lundi 23 février 2015
Observations : | Note : |
Tandis que s'invente la mise en scène, le théâtre du XXème siècle met au premier plan le monde et son questionnement, il réfléchit sur les crises politiques ou sociales de son temps et interroge la condition humaine avec un langage scénique sans cesse renouvelé. Dans les années 1950, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, émerge ce que l'on a appelé le «théâtre de l'absurde» qui se donne pour objectif la représentation d'une condition humaine en perte de sens, où le langage, la pensée eux-mêmes sont menacés. Il est la traduction d’une crise de conscience entraînée par les horreurs vécues par l'humanité durant le conflit qui engendrent une pensée profondément pessimiste. Eugène Ionesco (1909-1994) est l’un des protagonistes de cette forme nouvelle de théâtre. Auteur dramatique d’origine roumaine, il est entre autre le dramaturge de Les chaises (1952) et de Rhinocéros (1959) et l’auteur du célèbre Notes et contre-notes. Ce n’est qu’après le Seconde Guerre Mondiale qu’il commence à écrire des pièces de théâtre. Recourant au non-sens, à un comique de l’incongruité, ses pièces souvent grinçantes mettent aussi en évidence les conventions théâtrales, et fonctionnent comme des satires sociales. Inspiré par les phrases d’exercices de la méthode Assimil, L'Anglais sans peine, il conçoit sa première pièce : La Cantatrice chauve (sous-titrée « anti-pièce »), représentée en 1950 au théâtre des Noctambules, qui le fait entrer parmi les figures du théâtre de l’absurde de l’époque. Le texte que nous avons à étudier est la scène 4, la première scène où les Martin prononcent leurs premières répliques après que Mary, la bonne, les ait invités à pénétrer dans le salon. Il s’agit d’une scène de reconnaissance entre les deux époux.
Nous allons montrer que cette scène de reconnaissance est représentative d’une anti-pièce.
Dans une première partie, nous étudierons la dimension parodique de la scène, dans une deuxième partie nous montrerons son caractère absurde, et dans une dernière partie nous montrerons qu’il s’agit d’une anti-pièce aux penchants néanmoins tragiques.
Dans une première partie, nous allons étudier la dimension parodique de la scène 4 de La Cantatrice chauve, scène de reconnaissance entre les époux Martin, transformée par l’auteur pour devenir l’une des parodies de la pièce, elle-même parodie du Théâtre classique. Rappelons que selon Aristote, une scène de reconnaissance a pour but de faire passer de l’ignorance à la connaissance, notamment en utilisant des signes distinctifs, des souvenirs, des faits ou un raisonnement logique. Cette reconnaissance peut être une découverte, une redécouverte ou encore l’authentification de l’identité d’un personnage.
Premièrement, Ionesco parodie le schéma actantiel d’une pièce classique. En effet, dans le théâtre classique, notamment dans la tragédie, la scène de reconnaissance est utilisée comme élément de résolution à l’intrigue, participe à son dénouement et se situe donc vers la fin de l’œuvre. Néanmoins, à défaut d’amener une résolution, elle peut être aussi utilisée dans les péripéties comme obstacle ou rebondissement dans l’intrigue. Ainsi, la reconnaissance d’Electre par Oreste dans Les Choéphores d’Eschyle entraîne un rebondissement ainsi que la décision d’Oreste d’assassiner sa mère et son amant. Dans le théâtre classique, la scène de reconnaissance est donc un point important de l’intrigue et amène soit un dénouement, soit un rebondissement. Cependant, ici, Ionesco bouleverse complètement ces codes classiques, puisque la scène de reconnaissance vient dès le début de la pièce, c’est la quatrième scène de La Cantatrice Chauve, et elle contient les premières répliques de Mr et Mme Martin. Il n’y a pas d’intrigue, et nous ne savons encore presque rien des personnages, hormis qu’ils sont “époux”, comme précisé dans la didascalie de présentation des personnages de la scène III. Cette absence d’intrigue amène donc inévitablement une absence de résolution à cette intrigue, et donc Ionesco détruit le schéma actantiel d’une pièce : une scène de reconnaissance n’a pas sa place au début d’une pièce classique. Cette scène s’annonce comme une scène de reconnaissance par la réplique de M Martin “Elizabeth, je t’ai retrouvée !”, le passage du vouvoiement au tutoiement mettant en valeur cette révélation à la fin de la scène. Nous sommes donc face à un projet de déconstruction du théâtre, et Ionesco parodie l’organisation du théâtre classique en pratiquant une autopsie des différents types de scènes, ici la scène de reconnaissance, en l’isolant pour la mettre en avant et la parodier.
Deuxièmement, Ionesco parodie dans cette scène les techniques théâtrales classiques de la scène de reconnaissance. D’une part, deux artifices fréquemment utilisés dans la scène de reconnaissance sont la déduction logique, le raisonnement, ainsi que l‘appel à la mémoire. Ainsi, dans Œdipe Roi de Sophocle, où le processus de reconnaissance constitue l’action unique de la pièce, Œdipe refuse dans un premier temps le raisonnement de Tirésias, qui lui révèle qu’il est l’assassin de son père et l’époux de sa mère, puis prend conscience de la vérité en faisant appel à sa mémoire et en découvrant les nombreuses similitudes entre son accident au carrefour et l’assassinat du roi. Cependant, ici, Ionesco parodie à nouveau les codes classiques. Il met en scène ces artifices mais les surexpose afin de s’en moquer. L’appel à la mémoire est omniprésent, puisque les personnages se remémorent leur passé plus ou moins proche : “j’ai quitté la ville de Manchester, il y a cinq semaines, environ”, nous dit Mme Martin. L’appel à la mémoire constitue en réalité la quasi-totalité du discours et est donc totalement extrapolé, surexposé. La déduction logique se basant sur les coïncidences entre les parcours des personnages est elle aussi totalement parodiée, puisque Ionesco insère de très nombreuses similitudes entre ces deux parcours, similitudes accentuées par la répétition “Quelle coïncidence !” répété quinze fois. Là où seulement quelques éléments suffiraient pour prendre conscience et reconnaître le lien entre les personnages, Ionesco surexpose largement ce procédé classique jusqu’à ce qu’il en devienne parodique. Donc, Ionesco se moque du schéma classique des coïncidences et du raisonnement logique. D’autre part, Ionesco parodie aussi les procédés de dénouement classiques d’une scène de reconnaissance, à la fin de la scène IV. Il fait ressortir des éléments qui apparaissent comme des stéréotypes d’un dénouement tragique, notamment par le dialogue : “Elizabeth, je t’ai retrouvée !” s’écrie Mr Martin, réplique mise en avant par les silences et le passage du vouvoiement au tutoiement. De plus, Mme Martin s’exclame : “Donald, c’est toi Darling !”, cette réplique étant aussi mise en avant par les silences qui l’encadrent. Ces deux répliques contiennent des mots typiques de la scène de reconnaissance, à savoir les mots “je t’ai retrouvée !” et “c’est toi !” et sont surexposés eux aussi de manière à les parodier. Ionesco parodie aussi les artifices classiques d’une reconnaissance par la présence de la pendule : “le coup de pendule doit être si fort qu’il doit faire sursauter les spectateurs”. Ici, le bruitage créé, censé amener une tension propre au dénouement d’une scène de reconnaissance, est lui aussi amplifié et donc dévoilé au lecteur ou spectateur de manière parodique. Enfin, l’occupation des personnages dans l’espace relève aussi de la parodie d’un dénouement. Alors qu’ils restent immobiles, comme le suggère l’absence de didascalies pendant tout le raisonnement, soudain, ils se déplacent et s’embrassent : “Mme Martin s’approche de Mr Martin sans se presser. Ils s’embrassent sans expression”. Ce mouvement n’apparaît pas comme naturel et contraste avec l’absence de mouvement du reste de la scène, et Ionesco parodie donc l’occupation classique de l’espace, où les personnages s’étreignent par exemple dans le cas d’une reconnaissance heureuse. Donc l’auteur, non content de ne parodier que les principaux procédés classiques amenant une reconnaissance, parodie aussi les principaux artifices classiques de la résolution d’une scène de reconnaissance. Il a pour but de dévoiler le caractère artificiel du théâtre classique et se moque des artifices de la scène de reconnaissance en les surexposant et en les outrant, et révèle et parodie le schéma classique des coïncidences suivies de la prise de conscience.
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