Est-ce-que la poésie d’Apollinaire, pour être moderne, s'oppose systématiquement au passé et à la tradition ?
Dissertation : Est-ce-que la poésie d’Apollinaire, pour être moderne, s'oppose systématiquement au passé et à la tradition ?. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar albert.perez • 5 Octobre 2022 • Dissertation • 1 902 Mots (8 Pages) • 678 Vues
Dès l’Antiquité, la poésie fut un genre encadré par des règles strictes : des vers réguliers organisés en strophe intégrant un système complet de rimes et de mètres. Ces règles persistent, et poussent les artistes en quête de nouveauté à jouer de plus en plus avec ces codes, s’accordant plus de liberté dans l’esthétique comme dans les thèmes. C’est le cas de nombreux poètes romantiques et symbolistes au XIXe siècle à l’instar de Rimbaud, Verlaine et Baudelaire. Leur héritage transparaît dans certains écrits de leurs successeurs, par exemple dans ceux de Guillaume Apollinaire, poète de la transition entre le XIXe et le XXe siècle. Alcools est un recueil qu'il a publié en 1913, et il serait intéressant de se pencher sur sa modernité.
Est-ce-que la poésie d’Apollinaire, pour être moderne, s'oppose systématiquement au passé et à la tradition ?
Pour y répondre nous aborderons dans un premier temps la modernité du recueil avec la rupture poétique qui le caractérise, dans un second temps, la place importante de la tradition poétique et du passé dans l'œuvre et enfin, de l'alliance de l'ancien au nouveau pour placer l'œuvre dans l’ère du temps.
La poésie d'Apollinaire se dit moderne car elle s’inscrit dans son époque, renouvelant le langage poétique.
En plein dans la Belle Époque, fin XIXe début XXe siècle, l’industrialisation et la modernisation des villes fascinent Apollinaire qui retranscrit ces éléments modernes, et ce, dès le premier poème du recueil: “Zone”. Dans ce dernier, il utilise une métaphore surprenante, car dans l’ère de son temps: “Bergère Ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêles ce matin”. Une image symbole de modernité, assez provocatrice de plus que ce monument faisait l’objet de litiges. Dans le “Pont Mirabeau” aussi, il évoque une construction récente (le pont). Dans cette même idée, la présence du tramway dans “la Chanson du Mal-aimée” est un autre élément de modernité propre à la seconde industrialisation. Dans ce poème, il traduit une certaine euphorie générale qu'il pouvait y avoir dans Paris. En fait, il chante la ville et ses changements, une de ses sources d’inspiration. Il s’agit là d’un procédé opposé à celui de Baudelaire dans les Fleurs du mal, où il fait référence au vacarme insupportable engendré par l’"haussmannisation" qui touchait Paris. Évidemment, la poésie traditionnelle n’abordait pas ces thématiques urbaines, il s’agit alors d’une vraie rupture poétique. D’autre part, Apollinaire fait l’éloge des nouvelles technologies et de la publicité dans Zone, avec l’évocation de l’aviation et de “catalogue” notamment. Il parle également de nouveaux métiers contemporains : “les ouvriers et les belles sténo-dactylographes". Enfin, il existe des références culturelles propres à la période, par exemple, Thomas Quincey est cité dans “Cors de Chasse”. Tous ces éléments marquent de manière insistante le recueil dans son époque, éloignée des codes traditionnels.
L'œuvre est marquée par une certaine liberté d’écriture qu'Apollinaire s’est octroyée. En effet, il y a une absence de ponctuation qui marque très clairement l’affranchissement du poète avec les codes classiques. C’est un signe fort de l’ancrage de l’œuvre dans la modernité. Elle permet de créer de nombreuses ambiguïtés et de donner une entière liberté d’interprétation pour le lecteur. Par exemple, dans “La Chanson du Mal-aimé” avec “Crient tout l'amour de leurs tziganes/De tous leurs siphons enrhumés/De leurs garçons vêtus d'un pagne” ici, l’ambivalence est sur le fait que l’on peut donner deux sujets à la phrase donnant deux sens différents à celle-ci. De plus, Apollinaire entre en rupture avec l'alexandrin, à la manière de Victor Hugo qui s’en vantait: “j'ai disloqué ce grand niais d'alexandrin”. En effet, il ira plus loin dans Alcools et ce, dès “Zone”, où il construit son premier vers de manière régulière comme le veulent les règles classiques, mais dès le deuxième vers avec quinze syllabes il brise cette régularité. Il rompt parfois le rythme à sa guise, laissant place à des vers libres. En outre, la manière de disposer les vers n’est jamais laissée au hasard. Dans le “Pont Mirabeau” par exemple, le morcelage des décasyllabes sert à faire imaginer visuellement la forme des arches du pont, une liberté qui dénote complètement des codes traditionnels. Par ailleurs, Apollinaire provoque avec la nouveauté qu’il apporte: “Chantre” est un poème constitué d’un seul vers, sorte de provocation inimaginable dans une poésie classique.
Ainsi, la poésie urbaine et les éléments relatifs à la période marquent fortement le recueil dans son époque. De la même façon, le renouvellement du langage poétique crée une rupture avec le passé pour en faire oeuvre moderne
Bien que l'œuvre soit moderne en bien des points, l’héritage poétique dispose aussi d'une place importante dans le recueil.
La tradition impose une régularité, les poèmes étaient ainsi souvent écrits en alexandrins, décasyllabes ou en octosyllabes. C'est une chose que l’on retrouve dans “Zone” avec des alexandrins réguliers, parfois avec une césure, ou encore, dans “Merlin et la vieille femme”, où tout le poème est constitué d'alexandrins. D’autre part, les systèmes de rimes classiques ne sont pas délaissés par Apollinaire, même s’il se permet parfois de les remplacer par des assonances et des allitérations comme dans “L’Emigrant de Landor Road” où il y fait rimer “Inde” avec “Singe”. Par ailleurs, à la manière de certains poètes romantiques avant lui, il use de différents registres de langues. La voix de la classe populaire, un parler simple et courant, est retranscrite chez Apollinaire à travers un langage parfois familier, propre à celle-ci, car l’auteur en faisait lui-même partie. Par exemple dans “les Fiançailles" il utilise des images triviales: “c’est la lune qui cuit comme un œuf au plat” ou encore dans “Merlin et la vieille femme” :”les nuages coulaient comme un flux menstruel”. C’est une des premières fois que la classe populaire est représentée dans la poésie, c’est un élément de modernité. Toutefois, Apollinaire se veut quelquefois plus soutenu en utilisant un langage complexe, chose courante dans la poésie traditionnelle. Cette alchimie entre la tradition et le prosaïque est particulièrement marquante dans “la Chanson du Mal-aimé”, où il passe d’un langage presque hermétique : “d'immortels argyraspides” ; “dendrophores livides” à quelque chose de vulgaire : “Qu'un cul de dame damascène”. Preuve que pour lui, l’inspiration poétique ne doit pas se limiter à un vocabulaire noble même si cet aspect de la poésie traditionnelle trouve bel et bien un écho dans sa poésie.
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