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Le devoir

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Par   •  9 Décembre 2020  •  TD  •  7 641 Mots (31 Pages)  •  513 Vues

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Le devoir

Le devoir, catégorie centrale de la philosophie morale, pose l’idée d’une contrainte soumettant les tendances naturelles et spontanées du sujet à l’autorité de la loi morale, reconnue supérieure car issue de la raison. Si l’homme a des devoirs, c’est en vertu d’une nature double et paradoxale, déchirée entre les exigences de la sensibilité et celles d’une cohérence rationnelle et raisonnable de la conduite. L’idée de contrainte est donc inhérente à celle du devoir étant donné que la nature ou condition humaine demeure empiriquement déterminée par ses inclinations sensibles. C’est pourquoi le devoir s’exprime sous la forme d’un impératif – on ne se soumet à un devoir que parce qu’on peut ne pas le suivre et agir autrement que ce que prescrit la loi de la raison. Un devoir relève donc de l’obligation (morale), non de la nécessité (physique), est la forme objectivée de l’obligation, prescrivant une conduite donnée comme universellement valable. L’universalisation de la maxime de mon action signifie le fait d’agir de manière à ce que chacun puisse le faire sans contradiction. Si seul un être libre choisit une action dont il est l’auteur, alors la liberté est condition de possibilité de la morale. Ainsi, par définition, un devoir est un devoir-être qui prescrit et s’il proscrit, ce n’est qu’indirectement, en rapport aux valeurs universelles qu’il affirme. Que doit donc être le devoir s’il lui faut être à la fois ce qui est et ce qui doit être et comment peut-il à la fois se donner comme réalité essentielle (qui a son mode d’être) et comme valeur (avoir à être) ? En d’autres termes, comment le devoir peut-il prendre la forme à la fois de ce qui prescrit et de ce qui exige (ce qui est et ce qui est à être) ?  

I/ Morales antiques et notion de devoir

Le concept de devoir n’appartient pas aux doctrines antiques qui lient « vie vertueuse » et « vie en accord avec la nature ». Parce que la fin de l’existence est le bonheur, la vertu est aptitude à mener une vie heureuse. Il est donc doublement présupposé que la nature n’est pas un lieu de déchéance et que le bonheur est accessible dans cette vie : d’où l’idée que réaliser notre vie consiste à suivre ses tendances en les accordant à la nature.  

Premier point : Pour Aristote, la moralité recouvre la poursuite du bonheur sous forme de « vie bonne ». Le but de l’existence est la conquête et la conservation du bonheur (eudémonisme). Le bonheur est donc ici une fin morale et l’horizon de toute action. Mais l’Ethique à Nicomaque, I, 2, constate qu’il y a accord sur le nom, non sur le contenu. Autrement dit, saisir ce qu’est le bonheur nécessite de procéder à une détermination préalable de l’essence de l’homme. Or, la différence spécifique qui caractérise l’homme et le distingue de l’animal est l’exercice de sa raison, EN, I, 6. Par conséquent, L’activité rationnelle suffit-elle à définir la nature de la conduite morale ? Vivre d’une vie bonne requiert des actions concrètes. C’est donc le passage de la morale abstraite aux situations concrètes qui, pour Aristote, consiste à faire de la vertu une pratique effective ; ce qui n’est possible que par la délibération, préalable à toute action, avec pour vertu centrale ce que les Grecs nomme prudence ou sagesse pratique. D’où la définition de la vertu chez Aristote comme « disposition », c’est à dire une « manière d’être habituelle s’accompagnant d’un choix réfléchi ». Un acte vertueux isolé ne fait pas l’homme vertueux du fait que cette disposition consiste en la « juste mesure » entre deux conduites déficientes, par excès ou par défaut : par exemple, le courage se situe entre lâcheté et témérité et la libéralité entre avarice et prodigalité. Il s’agit donc d’une « médiété d’essence », se traduisant, non dans une médiocrité mais dans une excellence dans l’existence. La définition de la vertu culmine alors dans la définition de l’homme sage, c’est à dire doué d’une faculté de discernement lui permettant de choisir, en toutes circonstances, la solution la plus appropriée à la situation : « Nous ne devons pas seulement nous en tenir à des généralités mais encore les appliquer aux vertus particulières. En effet, parmi les exposés traitant de nos actions, ceux qui sont d’ordre général sont les plus vides et ceux qui s‘attachent aux particularités les plus vrais. Les actions ont rapport aux faits individuels et nos théories doivent être en accord avec eux », EN, II, 7. Si les vertus sont des manières d’agir, c’est qu’elles sont des manières de choisir de façon raisonnée – donc des dispositions relatives à l’homme dans sa totalité, aussi bien du point de vue de son intellect que de son caractère sensible. D’où l’importance du choix volontaire. L’homme, en tant qu’animal raisonnable, est apte à produire des actions qui sont accomplies non sous la contrainte mais par réflexion parce que précédées d’une délibération (calcul rationnel des moyens nécessaires à une fin). Le choix expose l’action humaine à l’évaluation morale du fait de la responsabilité de l’agent. Donc, c’est l’action faite volontairement et selon une délibération rationnelle qui recouvre les critères d’imputation morale et juridique.

Cet exposé sommaire des thèses d’Aristote permet de comprendre le caractère historiquement tardif du concept de devoir qui implique un sujet compris comme conscience de soi et volonté autonome. Ce qui ne sera thématisé dans sa radicalité qu’avec Kant. Les Grecs n’ont pas conceptualisé cette notion de subjectivité constituante, ni celle, corrélative, d’autonomie de la volonté. Or ce sont ces notions qui vont constituer le soubassement de la notion de devoir. Par conséquent, le sage antique ne se définit pas par la soumission raisonnée à des devoirs mais par la pratique de la vertu, elle-même définie en rapport avec un ordre naturel du monde auquel il s’agit toujours, pour finir, de se soumettre.

Deuxième point : Pour l’Antiquité, physique et éthique ne sont pas entièrement dissociables dès lors que l’action vertueuse a son principe dans l’obéissance aux lois naturelles. D’où une sorte d’identité entre « vivre selon sa nature » et « vivre en accord avec la nature », nos tendances n’étant que les traces de l’immanence de la nature en chaque être, expression d’une « sympathie universelle » et d’une harmonie des parties avec le tout. De cette union résulterait le bonheur inhérent à la pratique de la vertu, faisant que la vertu se trouve subordonnée au bonheur : « Tous les devoirs ont pour point de départ les premières tendances de la nature et la sagesse elle-même part nécessairement de ces premières tendances », Cicéron, De finibus, III, 7, 23.  Parce que la tendance naturelle est rationnelle, vivre selon la raison consiste à vivre selon la nature. Les Stoïciens affirmeront ainsi que toutes choses, au sein de la nature, sont inscrites en une relation d’harmonie (thèse de la sympathie universelle). D’où la finalité humaine comme vie conforme à la nature « car vivre selon la nature, c’est la même chose que vivre selon l’expérience de ce qui s’accorde avec la nature car nos natures ne sont que des parties du tout. Vivre selon sa nature et celle du tout, tout en ne faisant rien de ce qui est défendu par la loi commune, la droite raison répandue à travers toutes choses…la vertu de l’homme heureux et le cours bien ordonné de la vie naissent de l’harmonie du génie de chacun avec la volonté de celui qui organise tout », Diogène Laërte. Le seul devoir de l’homme est donc de viser cette perfection à laquelle accède le sage lorsqu’il réalise en lui l’union heureuse d’une nécessité naturelle et d’une disposition intérieure tendant à l’union avec la nature. Ici, c’est le monde qui sert de point d’ancrage à la moralité. Donc toute vertu présuppose la connaissance du monde et de ses lois (savoir). A ce titre, nos fautes et nos malheurs viendraient d’une ignorance ou méconnaissance des lois de l’univers : opposer ses désirs au réel relève ainsi d’une ignorance quant à la nécessité de ce qui nous arrive. Cette soumission raisonnable à l’ordre du réel signale la supériorité de l’être sur le devoir-être, de l’être sur la norme ou encore de l’indicatif sur l’impératif. D’une manière générale, la préférence est donnée aux lois physiques qui décrivent plus qu’aux normes qui prescrivent. Par conséquent, le devoir ne deviendra central que dans la mesure où l’être cessera d’être la norme du devoir-être et que sera jugé la valeur de ce qui est à partir du devoir-être. Autrement dit, pour l’Antiquité en général, la norme est immanente au réel, que celui-ci soit naturel ou politique. La modernité s’inaugure en posant la transcendance de la norme par rapport à ce qui est (nature). D’où l’idée d’une contrainte imposée à la nature et à ma nature, opérant ainsi un déplacement quant au rapport qu’entretiennent l’empirique et le rationnel. On passe d’une nature - préfiguration de l’inclination rationnelle - à une coupure radicale entre le rationnel et l’empirique de sorte qu’aucune inclination sensible ne peut être tenue pour un motif d’agir moralement. D’où le fait que les morales antiques se présentent comme une sorte de typologie des différentes vertus (différente d’une détermination de ce qui est bon en et par soi, c’est à dire objectivement moral). L’Antiquité s’articule donc à une nature hypostasiée, auto suffisante (aussi bien épistémologiquement qu’ontologiquement), prenant la place et la fonction de l’élément éthique alors dissout dans l’immanence d’une nature élevée à la dignité de norme. La modernité va rompre avec cette référence naturelle, posant la vertu morale non plus comme adhésion à la nature mais comme lutte contre cette naturalité entendue comme rapport de la nature en nous. Nos devoirs ne nous incitent plus à suivre nos penchants naturels mais à les combattre, déplaçant le fondement de la moralité du sensible vers une détermination intelligible, faisant du devoir non plus l’expression de la loi naturelle mais celle d’une loi morale, fondée en raison.  

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