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La ruse, les apparences, la réalité

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Par   •  4 Février 2015  •  Analyse sectorielle  •  10 289 Mots (42 Pages)  •  947 Vues

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Cours n°2

La ruse, les apparences, la réalité

L’histoire a retenu essentiellement du Prince la phrase célèbre : « La fin justifie les moyens ». Il s’agit de faire flèche de tout bois sans le moindre scrupule. Le mensonge, la dissimulation, l’exploitation des faiblesses de l’adversaire, les « combines », les pièges, les manœuvres dolosives, les exécutions sommaires, voire l’alliance avec la mafia (ainsi que le gouvernement des Etats-Unis l’a fait afin d’organiser le débarquement de Sicile à l’été 1943), aucune perversion, aucun crime ne doit faire reculer le politique conscient. Aucune considération morale ne doit le détourner de son but. L’efficacité, rien que l’efficacité : et au diable la justice.

Il est tout de même étonnant que cette phrase sur la fin et les moyens ne figure nulle part sous la plume de Machiavel, et qu’on lui prête à tort une sentence bien trop schématique pour servir de résumé à sa doctrine. Si on ose ouvrir le Prince, on découvrira, en lieu et place des propos d’un gredin ou d’un brigand, une réflexion précise sur les rapports entre apparences et réalité.

I. Les stratagèmes présentés dans le Prince

1) Les embuscades

Les jeux « stratégique » font un large emploi des stratagèmes, c’est-à-dire, stricto sensu, de procédés habiles consistant à plonger un adversaire dans l’erreur. Se croyant en sécurité, appâté par un avantage apparent, il tombe dans le piège et précipite sa défaite. Certains mats exemplaires aux échecs s’appuient par exemple sur un sacrifice de dame (ainsi le célèbre « mat de Legal »). Ce qui est vrai de jeux stratégiques devrait, à plus forte raison, l’être encore lorsqu’il ne s’agit plus de s’amuser, mais que la guerre a lieu, ou que l’on gouverne un pays. 

Il serait alors raisonnable d’attendre du Prince qu’il explorât longuement cet aspect de la politique ; de fait, le chapitre VIII s’intitule : « De ceux qui sont parvenus par des crimes à la monarchie » (sous-entendu : et ils ont bien fait, puisqu’ils ont rempli leurs ambitions) ; mais Machiavel déçoit notre attente. S’il relate plusieurs embuscades, celles-ci ne sont que très grossièrement des stratagèmes. Il leur manque l’habileté psychologique qui caractérise la ruse. Machiavel d’ailleurs ne les loue pas. Le massacre de l’élite syracusaine par les hommes de main d’Agathocle (premier exemple proposé) reçoit le qualificatif de « scélératesse », de « trahison » ; quant à Agathocle lui-même, Machiavel l’appelle « cruel » et même « inhumain ». Quelques pages plus tôt, narrant la prodigieuse ascension de Cesare Borgia, Machiavel raconte le piège qu’il tendit aux familles Orsini et aux Vitelli, ses adversaires à Rome : « Il [Borgia] se tourna vers la ruse. Il sut si bien dissimuler ses pensées que les Orsini se réconcilièrent avec lui par l’intermédiaire du seigneur Paolo. Avec celui-ci le duc [Borgia] ne manqua d’aucune espèce d’égard pour le rassurer, lui donnant de l’argent, des vêtements et des chevaux, si bien que leur ingénuité les conduisit à Sinigallia entre ses mains. » « Ingénuité », le mot est faible. Machiavel écrit « simplicità loro », « leur simplicité d’esprit » (au sens fort : la déficience mentale est quasi explicite). L’accent semble mis plutôt sur l’imprudente sottise des victimes que sur l’habileté du meurtrier. 

En fait, seules deux ruses stricto sensu sont présentées dans le Prince. La première apparaît au chapitre VII (« Des monarchies nouvelles que l’on acquiert par les armes des autres et la fortune »). Il s’agit de la nomination de Remirro de Orco à la tête de la Romagne. L’autre figure au chapitre XIX : il s’agit de la manière dont Septime Sévère s’est débarrassé de ses rivaux.

2) Les deux ruses

Ayant soumis cette province par la force, Cesare Borgia y installe pour gouverneur son plus cruel lieutenant, le fameux Remirro de Orco, qui s’emploie, avec une brutalité sanglante, à réduire toutes les poches de résistance. Après quelque temps, Borgia revient en Romagne et tient un lit de justice. Inévitablement, un habitant, plus brave ou plus fou que les autres, ose porter plainte devant le duc contre les atrocités commises par de Orco. Feignant l’ignorance de tels crimes, le duc fait mettre son second aux fers et dépêche une enquête qui conclut à la culpabilité du prévenu. « Ayant saisi l’occasion sur ce point, un matin à Cesena il le fit mettre en deux morceaux sur la place […]. La férocité d’un tel spectacle rendit le peuple à la fois satisfait et stupéfait. » Résumons : par cette seule ruse, Borgia a pacifié la Romagne, passe dorénavant pour un prince juste auprès de ses sujets, et en prime s’est débarrassé d’un second qui, à terme, aurait pu devenir gênant ou menaçant. D’une pierre trois coups. Chapeau bas.

L’autre ruse, celle du chapitre XIX, explique comment Sévère, proclamé empereur à Rome, devait composer avec deux rivaux, l’un (Niger) proclamé empereur par les légions d’Asie, et Albin (stationné avec ses troupes en Europe occidentale), autre aspirant à l’empire. Sévère convainquit Albin, sous promesse d’empire partagé, de marcher avec lui contre Niger. Sitôt ce dernier écarté, Sévère n’eut évidemment rien de plus pressé que de trahir son allié et de le tuer. 

3) Dans quels cas recourir à la ruse ?

Machiavel semble bien faire l’éloge de cette ruse ; au chapitre VII, surtout, chiffre hautement symbolique à la Renaissance. Il désigne la complétude (Dieu a créé le monde en sept jours, il existe sept vertus, sept sciences et sept planètes…). C’est le chiffre de l’accomplissement au sens où l’on parle, par exemple, d’un pianiste « accompli ». Notons encore que l’arcane majeure VII d’un jeu de Tarots est celle du Char triomphal. On peut comprendre que pour Machiavel, la ruse parachève le prince et lui fait atteindre la complétude, la perfection ; mais en même temps, il convient de remarquer que ce chapitre VII est le dernier à être annoncé dans le chapitre I (qui forme une sorte d’introduction générale), et dans ce sens, il constitue la fin de la première partie du livre. Entre-temps, parmi les vertus du prince, Machiavel a loué la constance (chapitre II), la prudence et la prévoyance (chapitre III), l’intelligence stratégique (chapitre IV), la détermination (chapitre V), la vaillance et la

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