LaDissertation.com - Dissertations, fiches de lectures, exemples du BAC
Recherche

La Bete Humaine

Analyse sectorielle : La Bete Humaine. Recherche parmi 300 000+ dissertations

Par   •  7 Janvier 2014  •  Analyse sectorielle  •  10 409 Mots (42 Pages)  •  696 Vues

Page 1 sur 42

Ce vendredi-là, les voyageurs qui devaient, au Havre, prendre l'express de six heures quarante, eurent à leur réveil un cri de surprise : la neige tombait depuis minuit, en flocons si drus, si gros, qu'il y en avait dans les rues une couche de trente centimètres.

Déjà, sous la halle couverte, la Lison soufflait, fumante, attelée à un train de sept wagons, trois de deuxième classe et quatre de première. Lorsque, vers cinq heures et demie, Jacques et Pecqueux étaient arrivés au dépôt, pour la visite, ils avaient eu un grognement d'inquiétude, devant cette neige entêtée, dont crevait le ciel noir. Et, maintenant, à leur poste, ils attendaient le coup de sifflet, les yeux au loin, au-delà du porche béant de la marquise, regardant la tombée muette et sans fin des flocons rayer les ténèbres d'un frisson livide.

Le mécanicien murmura :

« Le diable m'emporte si l'on voit un signal !

– Encore si l'on peut passer ! » dit le chauffeur.

Roubaud était sur le quai, avec sa lanterne, rentré à la minute précise pour prendre son service. Par instants, ses paupières meurtries se fermaient de fatigue, sans qu'il cessât sa surveillance Jacques lui ayant demandé s'il ne savait rien de l'état de la voie, il venait de s'approcher et de lui serrer la main, en répondant qu'il n'avait pas de dépêche encore ; et, comme Séverine descendait, enveloppée d'un grand manteau, il la conduisit lui-même à un compartiment de première classe, où il l'installa. Sans doute avait-il surpris le regard de tendresse inquiète, échangé entre les deux amants ; mais il ne se soucia seulement pas de dire à sa femme qu'il était imprudent de partir par un temps pareil, et qu'elle ferait mieux de remettre son voyage.

Des voyageurs arrivèrent, emmitouflés, chargés de valises, toute une bousculade dans le froid terrible du matin. La neige des chaussures ne se fondait même pas ; et les portières se refermaient aussitôt, chacun se barricadait, le quai restait désert, mal éclairé par les lueurs louches de quelques becs de gaz ; tandis que le fanal de la machine, accroché à la base de la cheminée, flambait seul, comme un oeil géant, élargissant au loin, dans l'obscurité, sa nappe d'incendie.

Mais Roubaud éleva sa lanterne, donnant le signal. Le conducteur-chef siffla, et Jacques répondit, après avoir ouvert le régulateur et mis en avant le petit volant du changement de marche. On partait. Pendant une minute encore, le sous-chef suivit tranquillement du regard le train qui s'éloignait sous la tempête.

« Et attention ! dit Jacques à Pecqueux. Pas de farce, aujourd'hui ! » Il avait bien remarqué que son compagnon semblait, lui aussi, tomber de lassitude : le résultat, sûrement, de quelque noce de la veille.

« Oh ! pas de danger, pas de danger ! » bégaya le chauffeur.

Tout de suite, dès la sortie de la halle couverte, les deux hommes étaient entrés dans la neige. Le vent soufflait de l'est, la machine avait ainsi le vent debout, fouettée de face par les rafales ; et, derrière l'abri, ils n'en souffrirent pas trop d'abord, vêtus de grosses laines, les yeux protégés par des lunettes. Mais, dans la nuit, la lumière éclatante du fanal était comme mangée par ces épaisseurs blafardes qui tombaient. Au lieu de s'éclairer à deux ou trois cents mètres, la voie apparaissait sous une sorte de brouillard laiteux, où les choses ne surgissaient que très rapprochées, ainsi que du fond d'un rêve. Et, selon sa crainte, ce qui porta l'inquiétude du mécanicien à son comble, ce fut de constater, dès le feu du premier poste de cantonnement, qu'il ne verrait certainement pas, à la distance réglementaire, les signaux rouges, fermant la voie. Dès lors, il avança avec une extrême prudence, sans pouvoir cependant ralentir la vitesse, car le vent lui opposait une résistance énorme, et tout retard serait devenu un danger aussi grand.

Jusqu'à la station d'Harfleur, la Lison fila d'une bonne marche continue. La couche de neige tombée ne préoccupait pas encore Jacques, car il y en avait au plus soixante centimètres, et le chasse-neige en déblayait aisément un mètre.

Il était tout au souci de garder sa vitesse, sachant bien que la vraie qualité d'un mécanicien, après la tempérance et l'amour de sa machine, consistait à marcher d'une façon régulière, sans secousse, à la plus haute pression possible.

Même, son unique défaut était là, dans cet entêtement à ne pas s'arrêter, désobéissant aux signaux, croyant toujours qu'il aurait le temps de dompter la Lison : aussi, parfois, allait-il trop loin, écrasait les pétards, « les cors au pied », comme on dit, ce qui lui avait valu deux fois des mises à pied de huit jours. Mais, en ce moment, dans le grand danger où il se sentait, la pensée que Séverine était là, qu'il avait charge de cette chère existence, décuplait la force de sa volonté, tendue toute là-bas, jusqu'à Paris, le long de cette double ligne de fer, au milieu des obstacles qu'il devait franchir.

Et, debout sur la plaque de tôle, qui reliait la machine au tender, dans les continuels cahots de la trépidation, Jacques, malgré la neige, se penchait à droite, pour mieux voir. Par la vitre de l'abri, brouillée d'eau, il ne distinguait rien ; et il restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliers d'aiguilles, pincée d'un tel froid, qu'il y sentait comme des coupures de rasoir. De temps à autre, il se retirait, pour reprendre haleine ; il ôtait ses lunettes, les essuyait ; puis, il revenait à son poste d'observation, en plein ouragan, les yeux fixes, dans l'attente des feux rouges, si absorbé en son vouloir, qu'à deux reprises il eut l'hallucination de brusques étincelles sanglantes, tachant le rideau pâle qui tremblait devant lui.

Mais, tout d'un coup, dans les ténèbres, une sensation l'avertit que son chauffeur n'était plus là. Seule, une petite lanterne éclairait le niveau d'eau, pour que nulle lumière n'aveuglât le mécanicien ; et, sur le cadran du manomètre, dont l'émail semblait garder une lueur propre, il avait vu que l'aiguille bleue, tremblante, baissait rapidement. C'était le feu qui tombait. Le chauffeur venait de s'étaler sur le coffre, vaincu par le sommeil.

« Sacré

...

Télécharger au format  txt (63.3 Kb)   pdf (511.4 Kb)   docx (38.2 Kb)  
Voir 41 pages de plus »
Uniquement disponible sur LaDissertation.com