Extrait de la nouvelle Funes ou la mémoire de Borges
Recherche de Documents : Extrait de la nouvelle Funes ou la mémoire de Borges. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar dissertation • 5 Janvier 2014 • 2 881 Mots (12 Pages) • 998 Vues
FUNES OU LA MÉMOIRE
Je me le rappelle (je n’ai pas le droit de prononcer ce verbe sacré ; un seul homme au monde eut ce droit (et cet homme est mort)) une passionnaire sombre à la main, voyant cette fleur comme aucun être ne l’a vue, même s’il l’a regardée du crépuscule de l’aube au crépuscule du soir, toute une vie entière. Je me rappelle son visage taciturne d’indien, singulièrement lointain derrière sa cigarette. Je me rappelle (je crois) ses mains rudes de tresseur. Je me rappelle, près de ses mains, un maté aux armes de l’Uruguay ; je me rappelle, à la fenêtre de sa maison, une natte jaune avec un vague paysage lacustre. Je me rappelle distinctement sa voix, la voix posée, aigrie et nasillarde de l’ancien habitant des faubourgs sans les sifflements italiens de maintenant. Je ne l’ai pas vu plus de trois fois ; la dernière en 1887… Je trouve très heureux le projet de demander à tous ceux qui l’ont fréquenté d’écrire à son sujet ; mon témoignage sera peut-être le plus bref et sans doute le plus pauvre, mais non le moins impartial du volume que vous éditerez. Ma déplorable condition d’Argentin m’empêchera de tomber dans le dithyrambe — genre obligatoire en Uruguay quand il s’agit de quelqu’un du pays. Littérateur, rat de ville, Buenos-airien ; Funes ne prononça pas ces mots injurieux, mais je sais suffisamment que je symbolisais pour lui ces calamités. Pedro Leandro Ipuche a écrit que Funes était un précurseur des surhommes « un Zarathoustra à l’état sauvage et vernaculaire » ; je ne discute pas, mais il ne faut pas oublier qu’il était aussi un gars du bourg de Fray Bentos, incurablement borné pour certaines choses.
Mon premier souvenir de Funes est très net. Je le vois une fin d’après-midi de mars ou février quatre-vingt-quatre. Cette année-là, mon père m’avait emmené passer l’été à Fray Bentos. Je revenais de l’estancia de San Francisco avec mon cousin Bernardo Haedo. Nous rentrions en chantant, à cheval ; et cette promenade n’était pas la seule raison de mon bonheur. Après une journée étouffante, des nuages énormes couleur d’ardoise avaient caché le ciel. Le vent du sud excitait l’orage ; déjà les arbres s’affolaient ; je craignais (j’espérais) que l’eau élémentaire nous surprît en rase campagne. Nous fîmes une sorte de course avec l’orage. Nous entrâmes dans une rue qui s’enfonçait entre deux très hauts trottoirs en brique. Le temps s’était obscurci brusquement ; j’entendis des pas rapides et presque secrets au-dessus de ma tête ; je levai les yeux et vis un jeune garçon qui courait sur le trottoir étroit et défoncé comme sur un mur étroit et défoncé. Je me rappelle son pantalon bouffant, ses espadrilles ; je me rappelle sa cigarette dans un visage dur, pointant vers le gros nuage déjà illimité. Bernard lui cria imprévisiblement : Quelle heure est-il Irénée ? Sans consulter le ciel, sans s’arrêter, l’autre répondit : Dans quatre minutes, il sera huit heures, monsieur Bernardo Juan Francisco. Sa voix était aiguë, moqueuse.
Je suis si distrait que le dialogue que je viens de rapporter n’aurait pas attiré mon attention si mon cousin, stimulé (je crois) par un certain orgueil local et par le désir de se montrer indifférent à la réponse tripartite de l’autre, n’avait pas insisté.
Il me dit que le jeune garçon rencontré dans la rue était un certain Irénée Funes, célèbre pour certaines bizarreries. Ainsi, il ne fréquentait personne et il savait toujours l’heure, comme une montre. Mon cousin ajouta qu’il était le fils d’une repasseuse du village, Maria Clementina Funes ; certains disaient que son père, un Anglais, O’Connor, était médecin à la fabrique de salaisons et les autres, dresseur ou guide du département du Salto. Il habitait avec sa mère, à deux pas de la propriété des Lauriers.
En quatre-vingt cinq et en quatre-vingt-six, nous passâmes l’été à Montevideo. En quatre-vingt-sept, je retournai à Fray Bentos. Naturellement, je demandai des nouvelles de toutes les connaissances et, finalement du « chronométrique » Funes. On me répondit qu’il avait été renversé par un cheval demi-sauvage, dans l’estancia de San Francisco, et qu’il était devenu infirme irrémédiablement. Je me rappelle l’impression magique, gênante que cette nouvelle me produisit : la seule fois que je l’avais vu, nous venions à cheval de San Francisco, et il marchait sur un lieu élevé ; le fait, raconté par mon cousin Bernardo, tenait beaucoup du rêve élaboré avec des éléments antérieurs. On me dit qu’il ne quittait pas son lit, les yeux fixés sur le figuier du fond ou sur une toile d’araignée. Au crépuscule, il permettait qu’on l’approchât de la fenêtre. Il poussait l’orgueil au point de se comporter comme si le coup qui l’avait foudroyé était bienfaisant... Je le vis deux fois derrière la grille qui accentuait grossièrement sa condition d’éternel prisonnier : une fois, immobile, les yeux fermés ; une autre, immobile aussi, plongé dans la contemplation d’un brin odorant de santonine.
À cette époque j’avais commencé, non sans quelque fatuité, l’étude méthodique du latin. Ma valise incluait le De viris illustribus de Lhomond, le Thesaurus de Quicherat, les commentaires de Jules César et un volume dépareillé de la Naturalis Historia de Pline, qui dépassait (et dépasse encore) mes modestes connaissances de latiniste. Tout s’ébruite dans un petit village ; Irénée, dans son ranch des faubourgs, ne tarda pas à être informé de l’arrivage de mes livres anormaux. Il m’adressa une lettre fleurie et cérémonieuse dans laquelle il me rappelait notre rencontre, malheureusement fugitive « du sept février quatre-vingt-quatre » ; il vantait les glorieux services que Don Gregorio Haedo, mon oncle, décédé cette même année, « avait rendus à nos deux patries dans la vaillante journée d’Ituzaingo) », et sollicitait le prêt de l’un quelconque de mes livres, accompagné d’un dictionnaire « pour la bonne intelligence du texte original, car j’ignore encore le latin ». Il promettait de les rendre en bon état, presque immédiatement. L’écriture était parfaite, très déliée ; l’orthographe, du type préconisé, par André Bello : i pour y, j pour g. Au début, naturellement, je craignis une plaisanterie. Mes cousins m’assurèrent que non, que cela faisait partie des bizarreries d’Irénée. Je ne sus pas s’il fallait attribuer à de l’effronterie, de l’ignorance ou de la stupidité l’idée que le latin ardu ne demandait pas d’autre instrument qu’un dictionnaire ; pour le détromper pleinement je lui envoyai le Gradus ad Parnassum de Quicherat et l’ouvrage de Pline.
Le 14 février un télégramme de Buenos Aires
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