L'art nous détourne-t-il de la réalité ?

L’art nous détourne-t-il de la réalité ?

Il est difficile de donner une définition concise de l’art (du latin ars ; disposer, arranger), tant il y a d’aspects qui caractérise ce mot ; nous pouvons dire que c’est ce que l’homme ajoute à la nature, ce qui est artificiel. Il est important de souligner que l’art est un ensemble de créations. Balzac dit que « la mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ». Selon ces spécificités, l’art est alors défini comme l’expression de l’ensemble des activités humaines créatrices. Avec ce caractère artificiel, l’art s’inscrit dans la réalité (du latin realis). Cette dernière se définit assez largement comme le caractère de ce qui est réel (une chose, un fait). Cette conception matérielle du rapport entre l’art et la réalité n’offre qu’un infime aperçu de ce que peut être la relation entre ces deux notions. C’est d’ailleurs pour cela que l’on nous demande si l’art nous détourne de la réalité. Le verbe « détourner » a plusieurs sens ;

il signifie concrètement : changer la direction de quelque chose. On y voit aussi le fait de ne pas permettre d’accéder à quelque chose, de s’éloigner de quelque chose et plus implicite encore, le fait d’aller contre quelque chose. Détourner peut prendre également le sens d’écarter quelque chose du chemin à suivre. Ce côté péjoratif et les multiples sens de ce mot nous interrogent : L’art va-t-il à l’encontre de la réalité, ou au contraire, est-il un moyen d’accéder à celle-ci? Quelle est alors la frontière entre l’art et la réalité ? Ces questions permettront de savoir si cette frontière existe bel et bien, mais aussi de répondre à la question initiale. Nous pourrons aussi définir les relations que peuvent entretenir ces deux notions. Nous saurons finalement si l’art fait partie des moyens permettant d’exprimer la réalité.

Certains affirment que l’art ne peut exprimer la réalité, simplement car l’art ne fait que nous éloigner de celle-ci.

Dans un premier temps, cette affirmation se base sur l’argument suivant : l’art n’est qu’illusion.

Un artiste ne cherche parfois qu’à représenter le beau dans une œuvre. Selon Nietzsche, dans Humain, trop humain, « L’art doit avant tout embellir la vie » et « l’art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid ». L’art doit idéaliser le monde réel, celui qui entoure l’homme. L’esthétisme devient alors la principale raison de la création. Le réalisme de l’œuvre passe ainsi au second plan. Le Petit Robert édition 2011 donne pour première définition du mot « art » : « Expression par les œuvres de l’homme, d’un idéal esthétique ». Cette présence dans un dictionnaire de l’esthétisme comme but réel de l’art montre que la réalité ne peut souvent avoir qu’une petite place dans une œuvre. Ici, l’art n’est alors qu’illusion dans le sens où l’on préfère mettre en avant la beauté esthétique de l’œuvre, au lieu de souligner l’aspect réel qu’elle pourrait avoir.

Platon a une vision très spécifique de l’art dans son ensemble.

En effet, dans La République, il dit que « L’imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c’est, semble-t-il, parce qu’elle ne touche qu’à une petite partie de chacun ». Pour le penseur grec, l’art n’est qu’illusion dans le sens où ce n’est qu’une imitation du réel. Il va même plus loin : l’art ne serait que l’imitation d’une imitation. Platon pense qu’il existe des formes primordiales, qui ont inspiré toutes les créations ; prenons comme exemple une table. Une table, parmi toutes, fut créée avant les autres. Sa forme inspira celle de toutes les autres. Un artiste décide de peindre une table. L’art ne serait donc qu’une imitation d’une imitation car l’artiste s’est inspiré d’une table, elle même conçue à partir de sa forme primordiale. L’art n’est alors qu’illusion, car il ne présente que l’imitation du réel à un degré plus ou moins élevé.

Certes, nous pouvons voir l’art comme une illusion qui nous détourne de notre réalité; mais comment évoquer l’art sans parler de l’imaginaire ?

Effectivement, l’art est un ensemble de créations; pourquoi ? Simplement car les artistes mobilisent leur imagination pour créer. Toute œuvre s’inscrit dans l’imagination de son auteur. Certes, ce dernier s’inspire de la réalité; mais son esprit modifiant tellement celle-ci, certains considèrent que nous n’avons affaire qu’à des œuvres sans vie, où seul l’artiste peut trouver son réconfort. Dans la littérature, le genre autobiographique relève d’un mélange d’éléments réels, qui sont détournés de la réalité vers

l’imagination de l’auteur, comme dans La Promesse de l’Aube de Romain Gary, où l’on peut voir le jeune Romain s’épanouir aux côtés de sa mère(une réalité et en même temps un environnement de confort pour l’auteur). On peut d’un autre côté lire des histoires inventées de toutes pièces, comme un épisode où Romain aurait failli tuer Hitler.

Cette imagination dont use l’artiste met en avant dans son œuvre un monde inconnu au destinataire (spectateur, lecteur…). Nous pouvons donc voir l’art d’une autre manière : un moyen d’accéder à l’imaginaire. Comme un moyen de transport, comme un train qui nous emmène d’une gare à une nouvelle gare, l’art nous fait voyager d’un monde à un autre, de celui de la réalité vers celui de l’imaginaire. Nous partons de la réalité que nous connaissons pour entrer dans un espace-temps créé par l’artiste et son imagination. Et c’est aussi pour cela, pour ce rapport si fort entre l’art et l’imaginaire, que l’art peut nous détourner de la réalité.

Il est vrai, cette dernière thèse se défend, et de manière argumentée. Mais pourquoi réduire à si peu d’éléments ce rapport entre l’art et la réalité, quand nous pouvons observer par ailleurs que ces deux notions sont reliées sur de nombreux points ? Ne serait-il pas tout aussi défendable d’annoncer que l’art nous rapproche de la réalité ? Car, comme le dit Bergson dans Le Rire, « Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue et sans voiles. » L’avis que partage ici le philosophe français est d’abord que le rapport entre l’art et la réalité est plus fort qu’on ne le croit.

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