Le Roman De Monsieur Cleath-Stuart

Le roman de Monsieur Cleath-Stuart

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna à cause d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l’intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et discuté avec l’intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité de sa bibliothèque, d’où la vue s’étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait sa main gauche caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l’apparence des héros. L’illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l’entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé. Le roman touchait à sa fin, tout comme l’été et la chaleur des derniers beaux jours. Il ne lui restait que quelques pages qu’il aurait voulues interminables mais il tomba de fatigue avant de les avoir finies.

Il ouvrit les yeux dans un monde qui lui sembla ne pas être le sien. Il fit quelques pas, confus. En descendant un grand escalier de marbre, il vit cinq hommes et une femme, tous vêtus de tuniques blanches. Il se demanda qui ils étaient bien que leurs visages lui semblaient familiers. Mais où les avaient-ils vus ? Il s’approcha pour les questionner lorsqu’une femme vêtu de blanc elle aussi fit irruption dans le hall en s’écriant : « Sire, partez avant qu’il ne vous arrive malheur! ».

Il se réveilla en sursaut, la tête toujours posée sur le dossier en velours de son fauteuil. Il sortit et marcha quelques instants. De nombreuses questions se bousculaient dans sa tête. L’intendant le tira de sa rêverie pour lui parler affaires. Durant les jours qui suivirent, il n’eut gère le temps de penser à ce qu’il avait vécu. Il dut partir précipitamment pour une conférence en Europe et ne revint que quelques jours plus tard. Pour se détendre, il se rendit dans sa bibliothèque et vit le livre qu’il avait laissé inachevé. Il s’installa confortablement dans son fauteuil pour reprendre sa lecture.

Il ressentit alors un étrange basculement… en un clin d’œil, il sut ce qui lui était arrivé. Mais évidemment, pensa t-il tout haut, je dois rêver que je suis dans mon livre. Il baissa les yeux mais ne se reconnut pas. Il était dans un autre corps, celui du chef des chevaliers. Il fit un tour sur lui-même, il était sur une plage, celle de la dernière bataille d’après le livre se souvient-il. « Sire, attention ! » hurla une voix. Il n’eut pas le temps de voir arriver la lance d’un ennemi qui le transperça. Il s’effondra…

Ce matin-là, M Cleath-Stuart se réveilla d’excellente humeur. Il descendit prendre son petit déjeuner et annonça à sa famille qu’il savait exactement de quoi traiterait son futur roman, il en avait rêvé une bonne partie de la nuit.

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