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A Monsieur Le Directeur - Dino Buzzati.

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Par   •  11 Novembre 2014  •  2 598 Mots (11 Pages)  •  3 044 Vues

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A MONSIEUR LE DIRECTEUR

PERSONNEL

Monsieur le directeur,

Il dépend seulement de vous que cette confession à laquelle je suis douloureusement contraint, m’apporte le salut ou la honte totale, le déshonneur et la ruine.

C’est une longue histoire et je ne sais même pas comment j’ai pu réussir à la garder secrète jusqu’à aujourd’hui. Ni ma famille, ni mes amis, ni mes collègues n’ont jamais été effleurés par le moindre soupçon.

Mais, il me faut revenir en arrière de trente ans au moins. A cette époque-là, j’étais simple chroniqueur au journal que vous dirigez maintenant. J’étais assidu, plein de bonne volonté, diligent, mais je ne brillais pas. Le soir, quand je remettais au chef de rubriques mes brefs comptes rendus de vols, accidents de voiture, cérémonies, j’éprouvais presque toujours la mortification de les voir massacrés ; des phrases entières coupées et entièrement récrites, des corrections, des suppressions, des addenda, des interpolations de tout genre. Bien que j’en souffrisse, je savais que le chef de rubriques ne le faisait pas par méchanceté. Au contraire. Le fait est que j’étais et que je suis toujours incapable d’écrire. Et si on ne me renvoyait pas, c’était seulement à cause de mon zèle à glaner des nouvelles et des faits divers en circulant dans la ville.

Cependant, dans le fond de mon cœur, brûlait une intense ambition littéraire. Et quand paraissait l’article d’un collègue un peu moins jeune que moi, quand le livre d’un de mes contemporains était publié et que je m’apercevais que l’article ou le livre avait du succès, l’envie me déchirait les entrailles comme une tenaille empoisonnée.

De temps en temps, j’essayais d’imiter ces privilégiés en écrivant des essais, des pièces lyriques, des nouvelles. Mais chaque fois, au bout de quelques lignes, la plume me tombait de la main. Je me relisais et je comprenais que mon texte ne tenait pas debout. Alors, il me venait des crises de découragement et de méchanceté. Elles duraient peu, heureusement ! Mes velléités littéraires s’assoupissaient de nouveau, je trouvais un dérivatif dans mon travail, je pensais à autre chose et dans l’ensemble la vie suivait son cours, relativement sereine.

Un jour, un homme que je n’avais jamais vu vint me trouver à la salle de rédaction. Il pouvait avoir la quarantaine, il était plutôt petit, grassouillet, avec un visage endormi et inexpressif. Il aurait été odieux s’il n’avait été aussi débonnaire, gentil, humble. Son extrême humilité était ce qui frappait le plus en lui. Il me dit qu’il s’appelait Ileano Bissat, qu’il était de Trente, qu’il était l’oncle d’un de mes vieux camarades de collège, qu’il était marié, père de deux enfants, qu’il avait perdu à la suite d’une maladie sa place de magasinier et qu’il ne savait plus où se tourner pour essayer de gagner quelques sous.

« Et que puis-je y faire ? demandai-je.

- Je vais vous dire, répondit-il en se faisant tout petit. J’ai la faiblesse d’écrire. J’ai fait une sorte de roman, des nouvelles… Henri (mon camarade de classe, son parent) les a lus, il dit que ce n’est pas mauvais et il m’a conseillé de venir vous voir. Vous travaillez dans un grand journal, vous avez des relations, des appuis, une autorité… vous pourriez…

- Moi ? Mais je suis la cinquième roue du carrosse ! Et puis le journal ne publie pas d’œuvres littéraires si elles ne sont pas signées d’auteurs très connus.

- Mais vous…

- Moi je ne signe pas. Je ne suis qu’un simple chroniqueur, moi. Il ne manquerait plus que cela ! »

Et mon démon littéraire déçu me piqua avec une épingle au quatrième espace intercostal.

L’autre eut un sourire insinuant :

« Mais cela vous ferait plaisir de signer ?

- Oui, bien sûr. A supposer que j’en sois capable !

- Eh ! monsieur Buzzati, ne vous mésestimez pas ainsi. Vous êtes jeune, vous avez du temps devant vous. Vous verrez, vous verrez. Mais je vous ai dérangé, maintenant je me sauve. Tenez, je vous laisse ici mes péchés. Si par hasard vous avez une demi-heure à perdre, jetez-y donc un coup d’œil. Si vous n’avez pas le temps, ça ne fait rien, tant pis.

- Mais, je vous le répète, je ne veux pas vous être utile, il ne s’agit pas de bonne volonté.

- Qui sait, qui sait ? (Il était déjà sur le pas de la porte et s’inclinait très bas pour prendre congé.) Parfois le hasard… Donnez-y un coup d’œil. Peut-être que vous ne le regretterez pas. »

Il laissa sur mon bureau un énorme paquet de manuscrits. Figurez-vous comme j’avais envie de les lire. Je les emportai à la maison où ils restèrent sur une commode perdus sous des piles d’autres paperasses et de livres pendant au moins deux mois.

Je n’y pensais absolument plus quand, une nuit que je n’arrivais pas à m’endormir, la tentation me prit d’écrire une histoire. A la vérité, je n’avais guère d’idées mais ma maudite ambition était toujours là.

Il n’y avait plus de papier dans le tiroir où je plaçais habituellement ma réserve. Je me souvins qu’au milieu des livres, sur la commode, il devait y avoir un vieux cahier à peine commencé. En le cherchant je fis crouler une pile de paperasses qui s’éparpillèrent sur le plancher.

Le hasard. Tandis que je les ramassais, mon regard tomba sur une feuille tapée à la machine qui avait glissé d’une chemise. Je lus une ligne, deux lignes, je m’arrêtai intrigué, j’allai jusqu’au bout, je cherchai le feuillet suivant, je le lus aussi. Et puis tous les autres. C’était le roman d’Ileano Bissat.

Je fus pris d’une jalousie sauvage qui après trente ans n’est pas encore apaisée. Sacrebleu, quelle histoire ! Elle était étrange, elle était nouvelle, elle était belle. Peut-être n’était-elle pas très belle, peut-être pas belle du tout, franchement laide même, au contraire. Mais elle correspondait trait pour trait à ce que j’avais souhaité écrire, elle me donnait la sensation d’être moi-même. Elle me ressemblait. C’était, l’une après l’autre, les choses que j’aurais voulu écrire et dont malheureusement je n’étais pas capable. Mon monde, mes goûts, mes haines. Elle me plaisait à en mourir.

Admiration ? Non. Rage seulement, mais très forte, qu’un homme ait pu réaliser ce que j’avais rêvé de faire, moi, depuis

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