Analyse d'un extrait d'Amers de Saint-John perse : "Et Vous Mers"
Commentaire de texte : Analyse d'un extrait d'Amers de Saint-John perse : "Et Vous Mers". Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar IJJOU2023 • 24 Février 2024 • Commentaire de texte • 3 790 Mots (16 Pages) • 206 Vues
Analyse du poème « Et vous, Mers… »
Ijjou CHEIKH MOUSSA
Et vous, Mers, qui lisiez dans de plus vastes songes, nous laisserez-vous un soir aux rostres de la Ville, parmi la pierre publique et les pampres de bronze ?
Plus large, ô foule, notre audience sur ce versant d'un âge sans déclin : la Mer, immense et verte comme une aube à l'orient des hommes,
La Mer en fête sur ses marches comme une ode de pierre : vigile et fête à nos frontières, murmure et fête à hauteur d'hommes ̶ la Mer elle-même notre veille, comme une promulgation divine…
L'odeur funèbre de la rose n'assiègera plus les grilles du tombeau; l'heure vivante dans les palmes ne taira plus son âme d'étrangère... Amères, nos lèvres de vivants le furent-elle jamais ?
J'ai vu sourire aux feux du large la grande chose fériée : la Mer en fête de nos songes, comme une Pâque d'herbe verte et comme fête que l'on fête,
Toute la Mer en fête des confins, sous sa fauconnerie de nuées blanches, comme domaine de franchise et comme terre de mainmorte, comme province d'herbe folle et qui fut jouée aux dés...
Inonde, ô brise, ma naissance ! Et ma faveur s'en aille au cirque de plus vastes pupilles!... Les sagaies de Midi vibrent aux portes de la joie. Les tambours du néant cèdent aux fifres de lumière. Et l'Océan, de toutes parts, foulant son poids de roses mortes.
Sur nos terrasses de calcium lève sa tête de Tétrarque.
Saint-John Perse, Amers, Paris: Poésie/Gallimard, 1988, p. 13.
Introduction
« Le vrai drame du siècle est dans l’écart qu’on laisse croître entre l’homme temporel et l’homme intemporel »[1], affirme Saint-John Perse dans son Discours de Stokholm prononcé lors de la réception du Prix Nobel de littérature le 10 décembre 1960. Toute son œuvre est une quête de l'unité entre les deux versants de l’homme, celui de l’homme embourbé dans le matériel, « l’homme usuel aveuglé d'astres domestiques »[2] et celui de « l’homme éclairé » [3] assoifé d’infini, « le pèlerin d’amour et d’absolu »[4], qui cherche inlassablement la présence du « divin » dans les choses.
La quête spirituelle persienne s’opère hors des cadres religieux traditionnels. Le divin, chez Perse est de l’ordre de l’immanence et non de la transcendance ; il n’est pas situé dans un au-delà du monde où règne la Face de Dieu, mais ici-bas, dans « l’immédiat du monde ». Lors d’une conversation rapportée par le poète Claude Vigée, Perse déclare à ce sujet :
« Le feu divin, me dit Saint-John Perse, m'apparaissait déjà dans l'immédiat du monde. Je n'avais besoin d'aucun intercesseur, sinon de ceux-là mêmes dont notre univers se constitue ici bas. C'est pourquoi je n'ai jamais pu me sentir tout à fait chrétien: comme les vrais enfants des îles, ajouta-t-il avec un sourire que démentait le sérieux de son regard très noir, je suis sauvé de naissance… » [5]
L’appréhension du divin chez Perse se fait grâce à la participation aux forces vitales du monde (Neiges, Pluies, Vents, Mers, Oiseaux) ; c’est par l’observation du monde que l’on peut espérer accéder aux secrets du monde, à « l’énergie spirituelle dans le monde »[6]. Et le rôle de la poésie est justement de révéler les secrets du monde, de témoigner de la présence du divin dans les choses:
« De l'exigence poétique, exigence spirituelle, sont nées les religions elles-mêmes, et par la grâce poétique, l'étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain. Quand les mythologies s'effondrent, c'est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son relais. »[7]
Et le rôle du poète est de « tenir pour nous liaison avec la permanence et l’unité de l’Être »[8]
Dans cette quête de l’Être, la mer occupe une place centrale ; elle est le « miroir symbolique de toutes les recherches humaines, temporelles et éternelles[9]». Amers, écrit pendant la Seconde Guerre mondiale et publié en 1957 chez Gallimard, est tout entier centré sur l’élement maritime ; c’est un hymne « en l’honneur de la Mer . Une note de Perse pour son traducteur suédois Erik Lindegren, explicite la thématique globale de ce long poème de la mer :
« J'ai voulu exalter, dans toute son ardeur et sa fierté, le drame de cette condition humaine, ou plutôt de cette marche humaine, que l'on se plaît aujourd'hui à ravaler et diminuer jusqu'à vouloir la priver de toute signification, de tout rattachement suprême aux grandes forces qui nous créent, qui nous empruntent et qui nous lient. C'est l'intégrité même de l'homme - et de l'homme de tout temps, physique et moral, sous sa vocation de puissance et son goût du divin - que j'ai voulu dresser sur le seuil le plus nu, face à la nuit splendide de son destin en cours. Et c'est la Mer que j'ai choisie, symboliquement, comme miroir offert à ce destin - comme lieu de convergence et de rayonnement : vrai "lieu géométrique" et table d'orientation, en même temps que réservoir de forces éternelles pour l'accomplissement et le dépassement de l'homme, cet insatiable migrateur.
J’ai pris la marche vers la Mer comme une illustration de cette quête errante de l’esprit moderne, aimanté toujours par l’attrait même de son insoumission.[10]»
Composé à la manière des tragédies antiques, Amers comprend 4 mouvements : « Invocation », « Strophe », « Chœur » et « Dédicace ». Le chant « Et vous, Mers… », objet de notre analyse, ouvre le premier mouvement qui est une sorte d’exorde ; il se présente comme une invocation, une louange adressée à un locuteur symbolique : la Mer, force médiatrice entre le monde des apparences et le monde de la profondeur, lieu privilégié de la rencontre avec l’Être : « auxiliatrice et médiatrice autant que révélatrice – au cœur même de l’homme »[11], déclare Saint-John Perse.
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