Histoire de l'Oeuvre - Conférence de Michel Serres
Discours : Histoire de l'Oeuvre - Conférence de Michel Serres. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Christian Meyer • 23 Mars 2023 • Discours • 5 562 Mots (23 Pages) • 291 Vues
Histoire de l’œuvre [1]
Dans les langues indo-européennes - au moins celles que je connais - l’ouvrage se dit en deux mots : le travail, vieil instrument de supplice, bâti cubique de poutres équarries, anciennement à trois pieux, où l’on plaçait les animaux - chevaux ou bœufs - pour les ferrer ; le travail, donc, par lequel servilement ou théologiquement obligés, nous suons, souffrons et nous échinons, ce travail, la langue française le distingue de l’œuvre, libérale, personnelle et productrice. De même, l’anglais, un peu autrement, mais avec une intention semblable, sépare “work ” de ”labour ” et l’allemand “Arbeit ” de “Werk ”.
Vous reconnaissez aussitôt dans “œuvre”, “work” et “Werk”, une même famille linguistique construite sur une origine grecque, facile à retrouver dans les vocables français “énergie”, ou même dans l’erg, dont les mécaniciens firent l’une de leurs unités. Il faudrait plus d’une soirée pour seulement résumer les multiples histoires de ces deux mots, des réalités qu’ils nomment ou qu’ils cachent et des hommes, des femmes ou des classes qu’ils rendirent serviles ou libres. En fait, l’intérêt de toutes les histoires réside toujours dans l’état présent de la question.
Nous avons à cœur de reprendre les chapitres précédents lorsque l’évolution actuelle, violemment bifurque. Alors, et alors seulement nous posons la question : “ Mais comment et pourquoi en sommes-nous venus là ? ”
Or, aujourd’hui, les travaux et les œuvres se transforment rapidement - ainsi que leurs conditions générales - et les problèmes que posent ces changements globaux ne nous laissent pas tranquilles, puisqu’ils laissent deviner une révolution considérable de nos mœurs et de nos sociétés - de notre planète même - à laquelle nul d’entre nous de pourra rester étranger.
Dans cette optique précise, et bientôt douloureuse, dessinons ensemble d’abord quelques images de notre passé.
Souvenir : Paysan, mon grand-père portait des sacs de farine, des fagots de branches coupées, pendant qu’un oncle forgeron de sa masse, matait sur l’enclume des barres portées au rouge cerise. Toute mon enfance je les vis boire, parce qu’ils suaient, ou s’asseoir pour souffler. L’un portait, l’autre fabriquait.
Travaillons-nous, maintenant, en comparaison d’eux ?
Assis, à l’intérieur, à l’ombre, nous nous réunissons le plus souvent, parlons, téléphonons, voyageons en voyant le paysage défiler devant nous. Autrement dit : qui, parmi nous, maintenant, porte ou confie les choses au feu de la forge ?
Les chiffres là-dessus sont éloquents, vous le savez. Ouvriers ou travailleurs, selon que l’on use d'œuvre ou de travail, les cols bleus - comme disent nos amis anglais - ont laissé dans le marché du travail presque toute la place aux cols blancs.
Question : Mais que font donc lesdits cols blancs ? Travaillent-ils vraiment au sens que l’histoire donne à ce mot ? C’est là l’une de nos questions.
Ces souvenirs de famille recouvrent en fait un défilé de figures, un défilé de symboles. Vous souvenez-vous de ces cariatides qui portaient les colonnes dans les temples grecs ?
Première figure : femmes ou hommes, Atlas ou Télamon, je croirais voir mon grand-père musculeux, résistant et patient. Ces personnages ou ces figures portaient ou supportaient - à l’antique - par soutènement immobile. Géomètres et statisticiens, amis des formes et de l’équilibre, le maçon et l’architecte transmettent ce portage corporel à des objets qui ne s’écartent pas entre eux de l’équilibre.
Oui, comme les cariatides, les fondations supportent les murailles, les murs soutiennent les poutres et la ferme s’appuie sur ces poutres-là.
Travail premier et fondamental, œuvre stable qui résiste au temps, voilà le travail originaire visant une œuvre pérenne.
Deuxième figure, maintenant : à travers les pays de la Méditerranée, massue au-dessus de l’épaule, frappant de sa masse dix monstres ou en s’en servant comme d’un levier pour ouvrir - dit-on - le détroit de Gibraltar, Hercule, dieu des grands travaux, requis Atlas, dit-on, qui soutenait le ciel pour l’aider à l’aviron sur le vaisseau en partance pour le jardin des Hespérides.
En le mobilisant - et c’est bien le cas de le dire - il vient de le mettre à un travail nouveau. L’histoire, déjà, bifurque, dans cette double figure. Elle passe de l’œuvre purement statique au travail mécanique ou dynamique de transformation (ouvrir le détroit, nettoyer les écuries d’Augias, etc.). Les voilà donc tous deux partis en voyage, à suer, eux, pour faire défiler le paysage. Hercule ramait - dit-on - entre Atlas et Télamon. Il laboure les prairies vertes de l’océan. Vous le remarquez : je parle en images, en symboles, de héros ou d’anciens dieux : pourquoi ?
Parce qu’il arrive qu’en citant des légendes, on déchiffre mieux l’état de la question et plus vite qu’en alignant des faits ou en décrivant des gestes.
Atlas portait, Hercule maintenant transforme les choses.
Nous allons bientôt découvrir que ces deux travailleurs travaillent à des œuvres dures et froides. En effet, le laboureur, le tisserand, le tailleur, l’architecte, le maçon n’utilisent pas le feu ou s’ils en usent, c’est rarement. D’où la troisième figure...
A la révolution industrielle, la forge l’emporta, en effet, de beaucoup. Nouvelle bifurcation d’histoire, la transformation brûlante des choses devint à son tour l’essentiel du travail qui fit du minerai un lingot et de celui-ci les mille machines qui peuplent le monde ou les moteurs qui le traversent bruyamment et vite en laissant derrière eux des panaches toxiques. Ainsi donc, aux dieux précédents - vrais ou faux - je dois ajouter désormais l’ancien Prométhée, celui qui vola le feu à l’Olympe pour le donner aux hommes, Héphaïstos, dont l’atelier se trouvait, dit-on sous le volcan Etna et ce moderne démon, grand séparateur des molécules que Maxwell inventa au siècle dernier pour expliquer que le chaud et le froid ne se séparent pas tout seuls. Tapageur et thermodynamique, notre nouveau monde déjà se profile. Alors toujours revient la même question : Combien reste-t-il de forgerons ? Et d’après ces définitions, travaillons-nous encore aujourd’hui ?
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