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La démonstration

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Par   •  16 Mai 2021  •  Cours  •  5 536 Mots (23 Pages)  •  347 Vues

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Étymologiquement, le terme « démonstration » signifie « montrer à partir de ». "Démontrer" signifie également « donner des preuves ». On distinguera alors entre le fait de démontrer et le fait de montrer ostensiblement (moyennant un geste ou à l’aide d’images). La démonstration dans les sciences formelles telles que la mathématique et la logique, se définit essentiellement comme étant une argumentation discursive, c’est-à-dire qu’elle désigne une forme de raisonnement qui procède par étapes successives en menant de la vérité des prémisses (ou des hypothèses) à la vérité de la conclusion. La forme de raisonnement (dite aussi la forme discursive) « si x possède la propriété F, et si la propriété F possède la propriété G, alors x a la propriété G » ou encore la forme de l’implication « p implique q, or p, donc q », en est un exemple. Le propre de la démonstration est qu’elle est vraie en vertu de sa seule forme logique, c’est-à-dire qu’elle ne se fonde sur aucune application de contenu ou expérience sensible. Elle recouvre aussi bien le principe mathématique de transitivité que le syllogisme assertorique de type « Si tous les grecques sont des philosophes, et Platon est un grec, alors Platon est un philosophe ». Si elle est logique ou formelle, c’est parce que la conclusion y est déduite nécessairement des prémisses, c’est-à-dire qu’il est impossible d’admettre les prémisses sans approuver la conclusion. Comme le dira Leibniz (1646-1716) à sa façon, la démonstration est « la résolution d'une vérité en d'autres vérités déjà connues". Raisonnement ou intuition ? Le terme « raisonnement » renvoie au procédé de la connaissance dit démonstratif. La connaissance démonstrative est une connaissance discursive (du latin discursus, " action de parcourir en tous sens ») qui consiste à passer d’un jugement à un autre avant d’en arriver à une conclusion logique. L’homme use communément de cette connaissance pour calculer ou encore pour réfléchir à un itinéraire. À l’opposé, la connaissance intuitive (du latin intueri, qui signifie « regarder attentivement ») est une connaissance directe dans laquelle aucun jugement intermédiaire ne vient s’interposer. 2 2 Lequel de ces deux modes de pensée ou de jugement est plus approprié à la connaissance de la vérité ? Pourquoi a-t-on besoin de démontrer, si la connaissance intuitive peut déjà nous conduire à la vérité ? Pour Platon1, la démarche discursive l’emporte sur l’intuition. Alors que celle-ci procède en droite ligne de la sensation, puisqu’elle est la saisie directe des idées tirées de la sensation, la démarche discursive, elle, se caractérise par un processus « dialectique » qui mène vers la science, c’est-à-dire vers la connaissance vraie et absolue. Du grec dialectica, c'est-à-dire « l'art de raisonner avec méthode », la dialectique consiste à s'élever progressivement du domaine du sensible au monde des Idées. Ainsi aide-t-elle à quitter le règne de l'opinion pour atteindre les véritables essences des choses. Aristote2, lui, accorde à Platon le primat et l’importance de s’élever au-delà de l’opinion pour embrasser le monde des vérités scientifiques grâce à la connaissance discursive. D’autant que « savoir, écrit Aristote, c'est connaître par moyen de démonstration », ce que Leibniz confirmera à sa façon en soulignant que « la science dépend de la démonstration, et d’une invention des démonstrations d'une certaine méthode, qui n'est pas connue de tout le monde ». Cependant, ce n’est pas la méthode de la dialectique transcendantale qui favorise la connaissance de la vérité. La dialectique platonicienne, pense Aristote, n’est, en fait, que l’expression d’un idéalisme outrée qui ne tarde pas à séparer philosophie et monde des étants : le monde sensible. Aristote proposera en guise d’alternative le syllogisme. Il considérera cette forme d’inférence (c’est-à-dire de déduction) comme le modèle logique de la démonstration scientifique par excellence. 1 Philosophe antique de la Grèce, né en 428 av. J.-C. / 427 et mort en 348 av. J.-C. / 347 2 Philosophe grec de l'Antiquité. Maitre de Platon. Né en 384 av. J.-C. / et mort en 322 av. J.-C. 3 3 La démonstration, la vérité et la réalité Quel rapport la démonstration a-t-elle à la vérité et au réel ? Une vérité formelle, sans contenu réel, est-elle possible ? Jusqu'à quel point peut-elle s'abstenir de tout emprunt à l'expérience ? Pendant très longtemps, d’Aristote à Frege3, le syllogisme fut considéré comme le modèle de la réflexion rigoureuse. On s’évertua à le pratiquer aussi bien en mathématiques qu’en philosophie ou en rhétorique. Aristote, le fondateur de la logique formelle, nous propose une typologie générale des formes syllogistiques. Dans son Organon4 , il distingue les syllogismes « corrects » et « parfaits » des syllogismes « incorrects » et « imparfaits ». Il apparente cette distinction à la distinction entre la connaissance démonstrative et le sophisme. Sophisme : Raisonnement défaillant, quoiqu’en apparence logique. On le distingue du paralogisme par le fait que ce dernier s’annonce comme un raisonnement erroné, quoique fait de bonne foi. Le sophisme et le paralogisme sont tous les deux faux et ayant l’apparence d’être vrais. Le syllogisme aristotélicien : Le syllogisme, objet d’étude de « la logique formelle » classique, a été conçu par Aristote comme le modèle du raisonnement rendant possible l’accès aux vérités imperceptibles au moyen des sens. B. Russell5 voit dans cette forme de raisonnement une norme de « la vérité formelle », c’est-à-dire de la vérité en vertu de la seule forme du raisonnement. On lit dans les "Premiers analytiques" d’Aristote : « Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d'autre en résulte nécessairement par le seul fait de ces données ». Le syllogisme nous apprend donc comment enchaîner des propositions, dites prémisses, pour en déduire nécessairement une conclusion. A cet effet, des conditions doivent être remplies comme par exemple : 3 Gottlob Frege, logicien allemand contemporain (1848-1925). Fondateur de la logique mathématique moderne. 4 L’Organon est le nom donné à l’œuvre intégrale d’Aristote en matière de logique. 5 Logicien et philosophe anglais (1872-1970). Avec Frege, il est considéré comme un des fondateurs incontournables de la logique mathématique. 4 4 1- Le fait que le syllogisme contienne trois termes généraux (concepts de classes) : le terme majeur, le moyen terme et le terme mineur. 2- Le fait que ces termes s’emboîtent en fonction de leurs extensions : ainsi le « terme mineur », le terme contenant la plus petite extension, doit être inclus sous le « moyen terme » qui, à son tour, doit être inclus sous « le terme majeur ». Exemple : le terme " logiciens" est inclus sous le terme " hommes" qui, à son tour, est inclus sous le terme « mortels". 2- Le fait que les prémisses diffèrent selon que le sujet de la proposition ou le prédicat est terme majeur ou terme mineur ou moyen terme. Le sujet de la proposition, c’est ce que représente le syntagme nominal sujet; le prédicat, c’est ce dont tient lieu le syntagme verbal. Ainsi dans la proposition « Tous les logiciens sont des philosophes » l’expression « Tous les logiciens » est sujet et « sont des philosophes » est prédicat. A noter que la prémisse majeure est la prémisse qui contient le terme majeur, et la prémisse mineure est la prémisse qui contient le terme mineur. 3- La conclusion doit contenir les seuls termes mineur et majeur ; le premier doit tenir lieu de sujet, le second de prédicat. 4- Le « moyen terme » sert à assurer la connexion des prémisses. C’est pourquoi, il n’apparait jamais dans la conclusion. 5- Chaque prémisse doit être constituée d'un sujet et d'un prédicat, de sorte que le sujet tombe sous le prédicat, c’est-à-dire que son extension s’avère être plus petite que celle du prédicat. 6- Les prémisses ont une qualité et une quantité. La qualité consiste dans l’affirmation (ou la négation) d’un prédicat à un sujet. La quantité, elle, détermine la portée de la proposition : universelle ou existentielle. La proposition universelle est celle dont le sujet est universel (Exemple : « tous les mathématiciens » dans la proposition « Tous les mathématiciens sont des logiciens ». La proposition existentielle, elle, est comme « Quelques mathématiciens sont des logiciens » : le mot quelque veut dire ici qu’il existe au moins un mathématicien tel qu’il est logicien. 7- Pour que l’inférence (la déduction) soit concluante, il faut qu’au moins une prémisse soit universelle. Ainsi l'inférence « Tous les logiciens sont des mathématiciens et quelques mathématiciens sont des philosophes, alors quelques logiciens sont des philosophes » est un syllogisme parfait et correct. 5 5 Descartes et le dépassement de la logique Descartes a fermement critiqué la logique formelle d’Aristote. Il considère que le syllogisme est un procédé de raisonnement infertile et tautologique, la logique, elle, un ensemble d’"instructions » qui « servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu'on sait". N’étant pas à même de nous apprendre quoi que ce soit sur la vérité matérielle des choses, ni sur les lois de l’univers, la logique a donc failli à son devoir de science de découverte. Le rôle de la science se définit autrement : nous informer non pas des vérités implicitement admises dans les prémisses –cela s’appelle la pétition de principe-, mais des vérités jusqu’alors inconnues. Pour fertiliser le raisonnement démonstratif, autrement dit pour le rendre productif et réellement porté sur le réel, Descartes ne voit pas d’autre issue que de substituer ce qu’il appelle une « mathématique universelle » à la logique formelle. L’idée est de chercher à déduire toutes les vérités par les seules voies du raisonnement ; ce qui se fera pratiquement en étendant ces " longues chaînes de raison » qui caractérisent la science des nombres et des figures, c’est-à-dire les mathématiques, aux choses "étendues », c'est-à-dire aux corps occupant un lieu dans l'espace. On passe donc du modèle logique de la démonstration au modèle de l’algèbre analytique. En traitent discursivement et selon un ordre précis toute sorte de problème relatif aux quantités et aux mesures, l’algèbre analytique nous montrera alors comment la logique des mathématiques pourra devenir une véritable logique de découverte. C’est cette même méthode démonstrative que Descartes suggère d’appliquer aux questions scientifiques et philosophiques de son temps. Elle se traduit par les fameuses quatre règles de méthode: : 1- La règle de l'évidence (la règle d’intuition): « ne recevoir jamais aucune chose que je ne la connaisse évidemment être telle» ; 2- La règle de l'analyse : « diviser chacune des difficultés… en autant de parties qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre » ; 3- La règle de l'ordre : « conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus élevés à connaître » ; 4- La règle de dénombrement : « faire partout des dénombrements si entiers que je fusse assuré de ne rien omettre ». Comme on peut le constater, Descartes commence d’abord par imaginer chaque problème comme un ensemble de données ; puis, il propose une méthode d’analyse et de remise en ordre qui cherche à fournir des solutions réelles ; ces dernières seront donc présentées sous 6 6 formes de vérités déduites les unes des autres avec toute la certitude requise et sans que le moindre doute ne vienne planer sur le cours des idées. Désormais, le but de la science, ne consiste plus à produire des vérités formelles, mais à découvrir le monde. Démontrer de nouvelles connaissances plutôt que de chercher à dérouler des inférences sinon tautologiques6 , du moins triviales, telle est la nouvelle vocation de la science. Dans quasi le même esprit, le philosophe anglais F. Bacon7 entrepris d’inventer une nouvelle logique qui se voulait expérimentale. Fondé sur l'expérience, le « nouvel Organon » -ouvrage dans lequel F. Bacon esquisse les grands traits de la nouvelle logique- sera accueilli comme une seconde alternative à la syllogistique d’Aristote8 . La démarche de Bacon consiste d’abord à répertorier les faits en vue de se forger le maximum d’hypothèses explicatives possibles. Vient ensuite l’étape de la vérification des hypothèses au moyen de ce que Bacon appelle les « expériences cruciales » c'est-à-dire les expériences susceptibles de trancher de façon décisive entre deux hypothèses opposées. Comment prouver la validité de la démonstration ? Cette question est centrale, parce que la démonstration est souvent supposée être l’argument affirmant ou infirmant une thèse. Connus pour leur scepticisme dogmatique, certains philosophes grecques au premier rang desquels Sextus Empiricus (ap. J.-C. 160- ap. J.-C. 210), n’ont pas hésité à remettre en cause la capacité de la démonstration à établir des connaissances absolues. Ainsi se sont-ils évertués à démontrer l’absurdité de démontrer la nécessité de la démonstration. Leur argument phare est qu’à chaque tentative soit on court le risque d’une régression à l'infini soit on tombe dans un cercle vicieux. Comme le laisse supposer Aristote, un principe premier auquel doit « s'arrêter » le cours de la pensée n'est pas réellement premier. On pourra toujours se réserver le droit de demander à le justifier, à justifier notre justification et à justifier ce qui justifie notre justification et ainsi de suite. À en 6 Une proposition tautologique est une proposition qui est donnée comme preuve, mais qui, en réalité, ne fait que répéter en termes identiques ou équivalents ce qui a été dit. Ainsi en va-t-il des propositions comme « A est A », « s’il pleut, alors il pleut », « ou il fait chaud ou il ne fait pas chaud », etc. 7 (1561-1626) 8 la syllogistique est la partie de la logique formelle qui se charge d’étudier les différentes formes universelles du syllogisme 7 7 croire le sceptique, la tentative d’éviter le cercle vicieux en fondant la démonstration sur un instrument intellectuel autre que la démonstration ne tardera pas à buter contre la question de la justification du nouvel instrument en question. D’où l’impossibilité d’établir une démonstration définitive et absolue. La méthode hypothético-déductive De nos jours, la méthode de démonstration la plus en vogue en science porte comme nom la méthode hypothético-déductive ou encore l’axiomatique. Elle consiste à déduire des théorèmes à partir d’un nombre limité de définitions, d’axiomes (ou postulats) tenant lieu d’hypothèses et choisis soit par convention, soit pour leur opérationnalité. Par opérationnalité, il faut entendre l’utilité des hypothèses choisies dans la mesure où elles permettent de produire des théorèmes valides en vertu de la seule force de l’enchaînement logique du raisonnement. Aussi est-il inutile de démontrer les hypothèses, au risque de nous exposer soit à des paradoxes soit à l’impasse de la régression à l’infini. En cherchant à démontrer le postulat des parallèles d’Euclide, jugé fort complexe et extrêmement redondant, les géométries « non euclidiennes » se sont vues confrontées à un dilemme sans précédent: ou bien intégrer tous les axiomes et les postulats figurant dans les Éléments9 d’Euclide excepté le cinquième postulat (le postulat des parallèles) ou bien entreprendre de fonder une nouvelle géométrie qui soit basée sur de nouvelles hypothèses et comprenant tous les principes de la géométrie euclidienne à part le postulat des parallèles. Optant pour la seconde alternative, Lobatchevski et Riemann, deux célèbres mathématiciens du 19ème siècle, ont développé ce que l’on appelle aujourd’hui la « géométrie hyperbolique » (Lobatchevski) et la « géométrie elliptique » (Riemann) (Cf. L’encadré intitulé « les géométries non-euclidiennes »). Leurs travaux ont révolutionné la conception scientifique et philosophique classique des concepts épistémologiques de vérité, de certitude, d’évidence, d’objet et de démonstration mathématiques. L’épistémologie contemporaine, ou critique philosophique de l’objet, la méthode et l résultats de la science, voit dans la prétendue « vérité intuitive » une « vérité hypothéticodéductive », dans la « vérité absolue » une « validité », dans l’idée métaphysique du 9 C’est le nom du célèbre ouvrage d’Euclide. 8 8 « principe premier » un simple « axiome » et dans la « démonstrabilité » un strict minimum de « cohérence ». La vérité mathématique ne tient, au fait, qu’à la cohérence des hypothèses et des théorèmes ; bref, elle n’a aucun fondement matériel ou intuitif. Aussi, épistémologiquement parlant, c’est le terme validité qui sera choisi pour qualifier la valeur de la certitude scientifique, non le terme « vérité », entendons par là le fait que l’énoncé scientifique est vrai uniquement par égard aux axiomes qui fondent le système axiomatique auquel il appartient. Désormais, on ne parle plus de vérité démontrée, mais de plusieurs. Cela remet totalement en cause la notion classique de vérité démonstrative. Doit-on pour cela prêcher le relativisme absolu en matière de vérité scientifique ? Qu’en est-il alors de l’unité des sciences et des vérités scientifiques ? Un tel relativisme implique-t-il l’indépendance de la mathématique par rapport au monde réel ? Quel rapport la démonstration entretient-elle avec l'expérience ? Peut-on argumenter sans démontrer ? La démonstration et la réalité La démonstration est un procédé de raisonnement purement formel. Certes, mais démontrer que « ce corps monte nécessairement vers le haut", c'est s'assurer d'abord que « tous les corps montent vers le haut » et que « ce que je tiens à la main est un corps ». « Si tous les régimes multipartistes sont des régimes démocratiques, et si la Tunisie est un régime multipartiste, alors la Tunisie est un régime démocratique » ; pour un tel syllogisme, seule l'expérience, c’est-à-dire l’adéquation ou l’inadéquation avec les faits, nous dira s’il est réellement vrai ou non. Du moins s’avère il instructif d’appuyer le raisonnement de preuves empiriques. Osons donc poser la question : quel rapport le raisonnement formel entretient-il avec l’expérience et la preuve empirique ? Si l’on s’évertue à établir différentes sortes de contenus par l’entremise du raisonnement formel, on risque de développer une pensée métaphysique (méta et physique= au-delà de la nature). On pourra croire en l’existence de Dieu ou de l’âme, non pas parce qu’on parvient à la vérifier concrètement, mais parce qu’on l’aura démontrée formellement. Mais démontrer équivaut-il nécessairement à l’affirmation 9 9 de la réalité ? Les empiristes dont Hume10 soupçonnent ce genre de philosophie rationaliste, voire idéaliste11, de parvenir vraiment à toucher à la réalité des choses. Ils y opposent une critique anti-aprioriste qui s’inscrit en faux contre toute forme de raisonnement a priori et antérieure à l’expérience. Comme le souligne Hume : « si nous raisonnons a priori, n'importe quoi peut paraître capable de produire n'importe quoi. La chute d'un galet peut, pour autant que nous le sachions, éteindre le soleil ; ou le désir d'un homme de gouverner les planètes dans leur orbite ». Hume pense que la déduction démonstrative ne vaut que pour les objets mathématiques. Ces derniers, étant dépourvus de sens empirique, sont à interpréter comme un simple produit de l’esprit. En revanche, l'expérience a beaucoup à nous apprendre concernant les phénomènes de la nature, au premier rang desquels le phénomène de la causalité. Certes, l’expérience peut attester du rapport de cause à effet entre deux ou plusieurs phénomènes naturels, ou, à tout le moins, le confirmer. Mais il ne s’ensuit pas qu’elle constitue une garantie absolue de l'existence d’un rapport nécessaire entre des faits dont l’un, à savoir l’antécédent, est la condition de l’existence de l’autre, à savoir le conséquent. A dire vrai, rien n’empêche d’attribuer la relation de causalité à la croyance, projection subjective sur les choses, qui trouve son fondement dans « l’habitude » : l'habitude de voir certains faits se corréler et se produire régulièrement l'un après l'autre comme dans la succession du jour et de la nuit ou l’ébullition de l’eau à 100°C. La causalité, semble-t-il, est plus un phénomène psychologique qu’un phénomène naturel. Tout comme l’en-soi des choses, elle ne peut que nous échapper. Le monde, pense Hume, n’a jamais été régi par le principe de la nécessité, mais par le principe de la contingence. Car « tout ce qui est peut ne pas être ». Il n’y a donc nulle part de vérité éternelle à démontrer. Certains faits particuliers ne se démontrent pas : contingents, ils se soustraient à la nécessité. D’autres tels que l'introspection et la vie mentale et affective (sentiments et états d'âmes intérieurs) semblent reconnaissables 10 Philosophe écossais (1711-1776) 11 Toute philosophie idéaliste est rationaliste, mais il n’est pas vrai que toute philosophie rationaliste soit idéaliste. Si le rationalisme se fie aux seuls principes de la raison et de la logique dans la mesure où ils permettent de corriger les illusions issues du témoignage sensoriel comme par exemple le bâton plongé dans l’eau qui apparait cassé ou les illusions d’optique telles que le mirage, l’idéalisme, lui, utilise le rationalisme en vue de démontrer des réalités supranaturelles, idéales, transcendantales, voire même utopiques. 10 10 uniquement par intuition. Nul besoin, dans ce cas, de recourir à la démonstration formelle pour être dans le vrai. Le raisonnement démonstratif demeure limité. -Démontrer ou expérimenter ? Au lieu d'opposer démonstration et expérience, ne faudrait-il pas rendre des expériences plutôt démonstratives ? Pour F. Bacon (1561-1626), la possibilité de vérifier les hypothèses à l'aide de ce qu’il appelle les « instances cruciales" montre le caractère nécessaire de l’expérience, au même titre que la démonstration. Le plus important, estime-t-il, est de parvenir à développer une méthode qui permette de trancher entre les hypothèses comme entre les branches de la croix indiquant les directions sur un chemin. De plus, il n’est pas faux qu’une expérience favorise une interprétation comme étant le seul possible. Isaac Newton (1643-1727) rejoint Bacon. Il tente ceci : montrer, à travers l’étude du phénomène de la décomposition de la lumière Solaire par un prisme, qu’il est tout à fait possible de rendre les expériences scientifiques elles-mêmes démonstratives. Newton va donc confirmer ce qu'avait annoncé Bacon : la faculté des expériences à être répétées a rendu le rayon lumineux qui était d'abord un simple échantillon de la lumière solaire, un phénomène général représentatif d’une vérité scientifique. C’est la preuve comme quoi seul un ensemble d'expériences parfaitement enchaînées peut viser la démontrabilité. Une expérience isolée ne le peut. Pour autant que l’expérience valide les hypothèses, la science peut prétendre à la vérité. Toujours est-il que, pour un même ensemble d’expériences, de nouvelles interprétations possibles restent envisageables. L'histoire et la philosophie des sciences montrent en effet qu’une démontrabilité parfaite des expériences est quasi impossible, quoique hautement utile pour la recherche. Après tout, faut-il chercher à tout démontrer ? La démonstration et le langage : On sait que l’argumentation au sein du langage naturel n’a rien à voir avec la méthode hypothético-déductive pratiquée en science. Totalement imbibée de contenu et orientée vers l’action, l’argumentation naturelle se manifeste uniquement comme un ensemble de procédés conversationnels régis par la logique informelle 11 11 (difficile à formaliser dans un langage artificiel) de la persuasion et de la dissuasion. Il faut dire que les arguments informels constituent un champ de connaissance et de vérité où viennent s’entrecroiser intentions, émotions et utilité. C’est pourquoi dans le domaine de la pensée naturelle, le domaine des mots par excellence, la démonstration risque d’engendrer le contraire de ce qu'on attend d'elle. En effet, en cherchant à tout démontrer, on finit souvent par occulter d'autres manières plus souples d'aborder le problème. Des fois, l’on s'efforce même de clore le débat sous prétexte qu’une démonstration a été judicieusement effectuée. Ne faut-il pas commencer d’abord par préciser le type de questions et les domaines où la démonstration est souhaitable, voire nécessaire ? Ou encore, distinguer de tels domaines et questions de ceux où la démonstration s’avère inappropriée, voire inutile ? Jusqu’à quel point le langage naturel est-il approprié à la démonstration? Des idées à connaitre : La géométrie non euclidienne La géométrie non euclidienne est une tentative pour reformuler le système géométrique d’Euclide, qui est une géométrie dans le plan, en intégrant tous les axiomes et les postulats qui figurent dans le fameux livre d’Euclide, les Éléments, sauf le cinquième postulat, dit « postulat des parallèles. Ce dernier pose : par un point extérieur à une droite donnée, ne passe qu’une unique droite qui lui est parallèle. Peu satisfaisant en raison de sa complexité et de sa redondance, ce postulat a fait l’objet de maintes tentatives de démonstration à partir du 18ème siècle. En réalité, il ne figurait pas comme un postulat explicite, mais comme une conséquence du cinquième postulat, lequel postulat pose ceci : Si une droite tombant sur deux droites, fait les angles intérieurs du même côtés plus petits que deux droits, ces deux droites, prolongées à l’infini, se rencontreront du côté où les angles sont plus petits que deux droits : 12 12 Ce que l’on considère aujourd’hui comme le postulat des parallèles est un cas particuliers du cinquième postulat énoncé ci-dessus. Le cas particulier provient lorsque la somme des deux angles est égale à celle de deux angles droits, ainsi que le montre la figure ci-dessous, dans laquelle les deux droites (D) et (D') ne sont alors plus sécantes : elles sont parallèles. C’est en s’efforçant de démontrer ce postulat que la géométrie non-euclidienne a vu le jour. La géométrie hyperbolique Lobatchevski (1792-1856), Klein et Poincaré ont créé des modèles de géométrie dans lesquelles on peut, dans un espace hyperbolique, tracer une infinité de parallèles à une droite donnée et passant par un même point. Dans la géométrie hyperbolique on démontre que la somme des angles d’un triangle est inférieure à 180°. Le théorème de Pythagore n’y est plus valable et la somme des angles d’un triangle n’est plus égale à 180°. 13 13 Il est remarquable que seul le cinquième postulat d'Euclide ait été levé ; les géométries non euclidiennes respectent par ailleurs toutes les autres définitions d'Euclide. En particulier, une droite est toujours définie comme la ligne de plus court chemin joignant deux points sur une surface. Il existe une infinité de droites qui, comme d1, d2 et d3, passent par le point M et sont parallèles à la droite D. La géométrie elliptique Riemann (1826-1866) a introduit un autre modèle de géométrie non euclidienne, la géométrie sphérique (appelée parfois géométrie elliptique). Selon lui, dans un espace sphérique, par un point extérieur à une droite on ne peut mener aucune parallèle (autrement dit, toutes les droites passant par un point extérieur à une droite donnée sont sécantes à cette droite, ou encore toutes les droites de l'espace sont sécantes entre elles). Le modèle est très simple : les droites sont les grands cercles (c'est-à-dire les cercles ayant le même centre que la sphère). La somme des angles d’un triangle est supérieure à 180° 14 14 Il n'existe aucune droite passant par le point M et parallèle à la droite D. Qu’est-ce que l’axiomatique ou la méthode hypothético-déductive ? La méthode axiomatique est une forme d'exposition de théorie utilisée dans les sciences exactes. Elle se distingue par une forme de démonstration systématique fondée sur des propositions admises sans démonstration (des hypothèses). La construction axiomatique exige, en amont, de répertorier un nombre réduit d’hypothèses. Celles-ci ne sont pas des définitions, mais elles permettent de déduire un grand maximum de théorèmes. Appelées axiomes, et parfois postulats, ces hypothèses constituent le point d’amorce de la théorie scientifique. Parmi les axiomes figurent des règles de déduction (appelées aussi axiomes de la logique) ; ces règles sont communes à toutes les sciences déductives (mathématiques, physiques, etc.). Sur fond d’axiomes et de propriétés et conséquences tirées des axiomes, on s'astreindra à démontrer des théorèmes sans faillir pour autant à la règle restrictive qui proscrit toute affirmation non fondée, de près ou de loin, sur les axiomes de départ; dans la construction axiomatique, l'expérience sensible tout comme le principe philosophique ou la croyance personnelle n’a pas un rôle à jouer. 15 15 L’épistémologie ou la philosophie des sciences L’épistémologie se définit comme étant la réflexion critique sur l’histoire des sciences ainsi que les conditions de la vérité scientifique. C’est la critique de l’objet, des méthodes et des résultats de la recherche scientifique, tous domaines confondus. L’épistémologique de Karl Popper (1902 – 1994) Popper est philosophe des sciences. Il est connu pour sa critique du positivisme (qui considère que seules les sciences formelles et naturelles produisent les propositions vraies et douées de sens). Pour Popper prétendre qu’une théorie pourrait être « vérifiée », c’est croire qu’elle pourrait être vraie de manière définitive. La spécificité des théories véritablement scientifiques tient, au contraire, à leur capacité d’évoluer tout en étant confrontée à des faits qui les remettent éventuellement en cause. Une théorie scientifique n’est « vraie » que pour autant qu’elle ne soit pas démentie par des faits nouveaux : elle est donc provisoire par essence (ce qui parfois ne l’empêche pas de durer longtemps). Popper ne critique pas l’idée de sciences, mais plus précisément une conception naïve de la science selon laquelle celle-ci est figée une fois pour toutes. Le discours scientifique étant par conséquent un discours capable de révolutions internes qui lui permettent d’intégrer des données nouvelles. Il s’ensuit alors que la vérité scientifique ne consiste pas en énoncés universellement ou éternellement valides. Popper permet donc de penser le caractère historique de la science et de résoudre la contradiction apparente entre la vérité et le progrès des sciences. De son point de vue, la vérité réside moins dans la correspondance avec les faits que dans son caractère limité et sa cohérence formelle, qui la rendent sujette aux démentis de l’expérience. 16 16 L’épistémologique de Gaston Bachelard (1884- 1962) Ce philosophe des sciences français s’est tout particulièrement consacré à l’étude des conditions de possibilité de la connaissance scientifique. Contre les partisans du raisonnement par induction, il fait observer que l’on ne peut jamais affirmer qu’il n’y aura pas de contre-exemple à la loi que l’on établit. Contre les empiristes, il montre que l’objet de la science tient aux régularités observables et que, en conséquence, les lois ont une légitimité rationnelle, c’est-à-dire qu’il y a une logique de récurrence constante qui sous-tend les lois et qui, pour ce fait, elles ne peuvent être connues que par la raison. Dans la mesure où le rationalisme a un fondement empirique, il peut être « appliqué » et non pas cantonné dans l’abstraction dénuée de sanctions expérimentales. C’est parce que l’abstraction va de pair avec la pratique et inversement que les instruments scientifiques sont dits des théories matérialisées, de sorte que toute théorie est une pratique ; on peut alors parler de « matérialisme rationnel ». La science procède donc par une double rupture. D’une part, elle est en rupture par rapport aux erreurs anciennes. C’est une science polémique, parce qu’elle s’oppose à ce qui est tenu pour vrai sans être offert à l’examen critique et l’expérience. Les théories établies peuvent devenir des préjugés si elles ne sont pas offertes à la possibilité de la réfutation. Pour Bachelard, la pensée commence toujours avec un paradoxe, c’est-à-dire, littéralement, dans une opposition à l’opinion commune (« paradoxa »). La science et la philosophie, sur ce point, procède de la même manière. Les découvertes scientifiques ne se font pas à partir de rien. Mais si c’est parfois par hasard que surgit la solution, une découverte n’est possible que dans le cas d’un processus d’investigation et d’interrogations. Il n’y a de progrès, et même de « révolution » scientifique que par rapport à des générations scientifiques antérieures. La thèse de Bachelard peut utilement être opposée à une conception plus naïve de l’histoire des sciences, selon laquelle les sciences progressent par simple accumulation (C’est la thèse de l’historien des sciences français Pierre Duhem). Bachelard met en évidence le caractère conflictuel et dialectique de l’histoire des sciences. On peut l’illustrer par l’exemple classique des fontainiers de Florence. La 17 17 théorie aristotélicienne expliquant que l’eau s’élève dans les pompes en vertu du principe métaphysique « la nature a horreur du vide ». Les scientifiques du XVIIe siècle considéraient comme énigmatique que l’eau cesse de monter à partir d’une certaine hauteur. Il fallut le génie de Torricelli (1608 – 1647) pour imaginer que, si l’eau montait, ce n’était pas par « horreur du vide » principe présumé être foncièrement naturel, mais à cause de la pression atmosphérique – ce qui expliquait aussi qu’à partir d’une certaine hauteur, proportionnelle à cette pression, l’eau cesse de monter. D’autre part, la connaissance scientifique est en rupture avec l’expérience commune de la réalité. Le sens commun constitue en effet un obstacle qu’il faut dépasser. L’affectivité qui lui est liée ne concerne pas l’objet à étudier mais le sujet, et lui seul ; le scientifique se doit donc de s’en départir. La condition même du nouvel esprit scientifique est une « philosophie du non », selon le titre même de son ouvrage de 1940. C’est en ce sens que Bachelard écrit que « la connaissance scientifique est toujours la réforme d’une illusion », c’est-à-dire que les découvertes de la science nous donnent accès à un monde qui n’est pas un autre monde usuel, mais un monde construit grâce à la raison. Dans la méthode scientifique, les formulations mathématiques ont un rôle plus important que l’observation des phénomènes. Ainsi le phénomène ne correspond plus à des choses mais à « l’instant particulier d’une méthode » (Noumène et microphysique, in études, I). Le phénomène est donc « désubstantialisé ». L’épistémologie telle que conçue par Bachelard, remet en cause la structure immuable de la raison, le progrès scientifique étant fait de crises, de « ruptures épistémologiques » et de révolutions. L’esprit scientifique se doit de se délivrer des évidences sensibles et du réalisme naïf.

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