Torture de Voltaire
Commentaire de texte : Torture de Voltaire. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar 1ou1ou14 • 25 Septembre 2017 • Commentaire de texte • 2 645 Mots (11 Pages) • 2 114 Vues
« Torture »
Les Romains n'infligèrent la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient pas comptés pour des hommes. Il n'y a pas d'apparence non plus qu'un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d'un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu'à ce qu'il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très bien la comédie des Plaideurs : « Cela fait toujours passer une heure ou deux ».
Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La première fois madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : " Mon petit cœur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question à personne ? "
Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s'étonnent que les Anglais, qui ont eu l'inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant toute l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et qu'on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vu passer, le chapeau sur la tête.
Ce n'est pas dans le XIIIème ou dans le XIVème siècle que cette aventure est arrivée, c'est dans le XVIIIème. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d'Opéra, qui ont les mœurs fort douces, par nos danseurs d'Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu'il n'y a point au fond de nation plus cruelle que la française.
Les Russes passaient pour des barbares en 1700, nous ne sommes qu’en 1769 ; une impératrice vient de donner à ce vaste État de lois qui auraient fait honneur à Minos, à Numa et à Solon, s’ils avaient eu assez d’esprit pour les inventer. La plus remarquable est la tolérance universelle, la seconde est l’abolition de la torture. La justice et l’humanité ont conduit sa plume ; elle a tout réformé. Malheur à une nation qui, étant depuis longtemps civilisée, est encore conduite par d’anciens usages atroces ! « Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence ? dit-elle : l’Europe se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers ; donc nos lois sont bonnes. »
Voltaire - Dictionnaire philosophique - 1764
Tournelle : cour de justice criminelle de Paris
« Donner la question » : c’est la torture
Minos : civilisateur des crétois
Numa : second roi légendaire de Rome
Solon : législateur et poète athénien qui fut au commencement de la démocratie athénienne
-Introduction-
Dans son article « Torture » du Dictionnaire Philosophique, Voltaire s’élève avec toute la virulence du polémiste contre la Barbarie d’une justice qui tolère des actes atroces. De fait on est loin ici d’un article de dictionnaire. Si Voltaire use de la forme alphabétique, c’est pour établir une sorte de répertoire de toute les souffrances subies au nom du fanatisme, une représentation du Mal sous toutes ses formes et notamment le mal institutionnalisé par l’intolérance religieuse. Ainsi dans cet article, placé ironiquement après l’article « Tolérance », il évoque une affaire qui a profondément marqué les philosophes : la condamnation à mort du Chevalier de la Barre. Accusé de ne pas s’être découvert devant une procession du Saint Sacrement et aussi d’avoir lu Voltaire.
- L’Argumentation du polémiste
- Décalage par rapport aux attentes traditionnelles
- Nous pouvons dire que le lecteur s’attend à lire une définition de la torture, où le champ lexical y est présent dans la quasi-totalité des paragraphes, puis en lisant l’intitulé de ce dernier. l.1 « la torture », l.5 « grande et petite torture », l.9 « faire ses expériences sur son prochain » : euphémisme qui fait perdre son sens cruel de la torture pour lui conférer une connotation scientifique qu’il n’a pas.
l.13/16 « donner la question » : 2 occurrences (répétitions)
l.21-22 « … » : Sort réservé aux sorcières, actes de tortures, gradation de l’horreur par le biais de l’anaphore de « qu’on ».
- Dans les deux derniers paragraphes, le terme n’apparait pas directement mais dans l’euphémisme « cette aventure » l.25 ou dans le dernier paragraphe : l.33 « abolition de la torture ».
Il y a bien une valeur explicative dans ce texte qui se retrouve dans la construction en 6 paragraphes mais cependant, nous pouvons constater l’absence de liens logiques entre ces paragraphes.
- À l’image d’un article de dictionnaire qui normalement enchaine définitions et exemples. Ici, la visée essentielle est celle argumentative.
- Deux micro-récits argumentatifs s’appuyant sur l’évidence des faits
Ils sont exprimés de façon impersonnelles mais s’appuyant sur des exemples d’une cruauté et sur une réalité révoltante et importante car étant admise comme banale par l’institution sociale de l’époque.
1er Récit :
Le bourreau est désigné car on nous dit que c’est « un conseiller de la Tournelle » l.3 : c’est la cour de justice criminelle du parlement de Paris, cependant la victime est anonyme ce qui signifie le peu d’importance aux yeux du magistrat. On en vient presque à douter qu’il existe réellement et qu’il soit reconnu comme l’un de ses semblables. (Un parmi tant d’autres). Ensuite, nous avons un portrait qui réduit le prisonnier à un état d’extrême dégradation tant physique que morale : l.4-5 « yeux mornes, … » : Nous avons une énumération qui confère une précision réaliste. Il y a tout aussi une assonance en [a], sonorité qui renforce. Le phénomène repris dans « couvert » et « vermine ». Il faut mettre en lumière la cadence de la phrase, les propositions sont de plus en plus longues vers le plus terrifiant pour mettre en exergue l’expressivité du portrait. Nous avons aussi dans ce 1er récit une peinture de la cruauté qui est renforcée par le concours et l’aide scientifique: l.6 à 8. La médecine est dévoyée de la sa fonction première, celle de guérir pour se mettre au service de la torture et devenir un instrument de souffrance et de mort.
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