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« Alfred de Musset, le mal du siècle au carrefour des générations »

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Par   •  6 Août 2018  •  Cours  •  6 164 Mots (25 Pages)  •  1 008 Vues

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Sébastien Madriasse

        

« Alfred de Musset, le mal du siècle au carrefour des générations »

« Et pourtant ce siècle, ce triste et grand siècle où nous vivons s’en va, ce nous semble, à la dérive ; il glisse sur la pente des abîmes, et j’en entends qui me disent : « Où allons-nous ? Vous qui regardez souvent l’horizon, qu’y découvrez-vous ? Sommes-nous dans le flot qui monte ou qui descend ? Allons-nous échouer sur la terre promise, ou dans les gouffres du chaos ? » Je ne puis répondre à ces cris de détresse. »[1]

   

        On met en exergue, à tort ou à raison, un romantisme éternel de l'homme, un malaise romantique intemporel. Pourtant, ce nouvel élan qui s'empare des esprits et des coeurs, cette perte des repères moraux, idéologiques, religieux, a connu depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle une longue phase de fermentation, dessinant à partir de 1760, pour la première fois dans l'histoire littéraire française, une communauté de vues, une unité thématique et affective des oeuvres qui participent à l'isolement progressif des enfants du siècle. La tourmente du XVIIIe siècle n'est pas la composante organique essentielle de cet invisible mal, mais les troubles affectifs propres à ces temps enfiévrés semblent favoriser l'implantation du désespoir dans les coeurs romantiques et préluder au mal-être de leurs successeurs. C'est ce que constate Henri Peyre, autorisant ainsi les conjectures sur un mal pré-romantique, un spleen précédant la Révolution française : « il semble que ce soit vers 1760 -- 1775 que cette voix, bâillant sur l'existence jugée trop vide, ait envahi les coeurs lassés autant du plaisir que de la sécheresse d'intellects analytiques et désillusionnés. »[2] On peut en effet constater, sans pour autant sombrer dans le simplisme d'une interprétation purement historique, que le siècle des Lumières, jusqu'à sa fin, représente un terrain propice à l'angoisse existentielle qui baignera le début du XIXe siècle jusque dans ses manifestations littéraires. Il paraît en effet indubitable que le siècle des Lumières se clôt sur une amère déconvenue : la raison déifiée n'a pas tenu ses promesses de bonheur, d’extase et de plénitude philosophiques ; il semble bien que la quête hédoniste s'achève sur un sentiment de soif inassouvie. Si la déception des philosophes est tempérée par les progrès considérables qui ont accompagné l’ère des Lumières, il semble qu'auparavant aucun siècle  n’ait charrié dans ses aspirations autant de mirages, de chimères, et d'espoirs déçus. La ligne de force esthétique du XIXe siècle semble tracée d'avance : Vigny, très clairvoyant et conscient de cette atmosphère latente de crise sociale et de déliquescence intellectuelle,  la nomme  « naufrage universel des croyances. »[3] A la jonction des Lumières et du Romantisme se trouvent des générations de poètes et d’écrivains désenchantés, sans repères spirituels et politiques, sujets à une morbide introspection, qui vont avoir pour tâche de « construire un monde nouveau sur les ruines de l'ancien». [4] On pourrait alors déceler, dans une perspective diachronique, diverses manifestations du mal-être : la génération de Chateaubriand, Senancour, Vigny, serait en proie à la nostalgie d'un ordre précédant la Révolution, désemparée devant « l'atomisation de la société moderne»[5], alors que dès 1830, Musset, Sand, Quinet se font l'écho du désarroi des fils de l'Empire, sclérosés par l'immobilisme du mouvement historique, errant sans but entre un passé enfui aux valeurs caduques et les faux-semblants d'un monde en devenir. Enfin, de Baudelaire au Des Esseintes de Huysmans, la tendance évolue en repli dédaigneux dans l’art pour l'art, manifestation d'une rupture cynique et esthétisante, érigée en dogme, avec la société bourgeoise dominante, abîmée dans ses utopies scientistes et son fantasme de domination de la Nature. Car s'il est une prérogative que se sont adjugée les Lumières, c'est bien de placer sous la domination de l'être humain tout le champ des phénomènes naturels, de réduire le cosmos à un terrain d'investigation dans lequel pourrait s'épanouir une herméneutique nouvelle guidée par les flamboyantes découvertes techniques et scientifiques. Comme l'explique Pierre Glaudes dans son article « Deuil et littérature » : « Ce projet est d'abord apparu comme une authentique libération : il s'agissait de débarrasser l'humanité de vieux mythes, considérés comme des superstitions stériles l'empêchant de prendre la mesure de son environnement. Au nom de ces principes, les philosophes ont opposé les vertus critiques de la pensée rationnelle aux illusions de transcendance entretenues par les traditions métaphysiques et religieuses. »[6]

Aux yeux d’Alfred de Musset, qui occupe un place à part dans la nébuleuse romantique et dans la genèse du mal du siècle, c'est bien là le péché mortel de la quête philosophique des Lumières que d'avoir considéré la sacro-sainte nature et l'imaginaire panthéiste comme un simple objet d'étude, un gigantesque cadavre à disséquer : loin de lui avoir ôté son «inquiétante étrangeté», le XVIIIe siècle n'a pu que l'aliéner et la reléguer au rang  d'entité abstraite coupée de l'homme, selon une technique que Musset assimile à celle de la terre brûlée ; ainsi peut-on lire dans « L'Espoir en Dieu » : «Voltaire jette à bas tout ce qu'il voit debout. »[7] Le patriarche de Ferney, fer de lance de la lutte contre l'obscurantisme, se voit même vertement tancer dans l'oeuvre du poète qui ne lui pardonne pas d'avoir irrémédiablement flétri et desséché le coeur humain en le dépouillant de ses ultimes croyances:


  « 
Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire

Voltige-t-il encore sur tes os décharnés ?

Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ;

Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.

Il est tombé sur nous,  cet édifice immense

Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour.

(…)

Crois-tu ta mission dignement accomplie,

Et comme l’éternel à la création,

Trouves-tu que c’est bien et que ton œuvre est bon ? » [8]

     

    Ainsi l’homme romantique se heurte-t-il douloureusement aux limites de la raison critique : avatar du passage à l'âge adulte de la société humaine, le siècle des Lumières a immolé sur l'autel de la raison souveraine, en même temps que les credo chrétiens, les illusions consolatrices de l’enfant du siècle ; privée de rêves de pureté et d'innocence, la jeunesse égarée ne peut que pleurer une enfance révolue, son cœur flétri avant que d’avoir vécu. À l'instar de Novalis, Musset semble voir dans le XVIIIe siècle l'âge de l'exil des Dieux, du mépris de la nature et du culte de l'abstraction. À ses yeux, la richesse de l'expérience humaine, de la vie, et, crime inexpiable, de la sensibilité, se délite quand on la traduit sous des formes inadéquates. La communication fait violence à ce qui est communiqué, et la raison ne semble saisir que des relations, si bien que le langage demeure impuissant à dire l'essentiel. Et le patriarche de Ferney de s'attirer à nouveau les foudres du poète : « malgré la chanson de Béranger, si 89 est venu, c'est bien la faute de Voltaire. Mais Voltaire et 89 sont venus, il n’y a pas à s’en dédire (…). Sous prétexte de donner de l'ouvrage aux pauvres et de faire travailler les oisifs, on voudrait rebâtir Jérusalem. Malheureusement, les architectes n'ont pas le bras du démolisseur, et la pioche de Voltaire n'a pas encore trouvé de truelle à sa taille : ce sera le sujet d'une autre lettre. »[9] À l'aune des idéaux et de la pensée de Musset, l'examen des Lumières, les concepts de tolérance, de liberté de pensée et d'humanité semblent trouver leur dénominateur commun dans l’utile, au mépris des idiosyncrasies et du culte du moi si cher à l'esthétique romantique. On mesure aisément toute la subjectivité d’un tel point de vue : Musset tend à ne retenir de 1789 que ses manifestations sanguinaires, la fin d’un régime auquel ses origines l’attachaient malgré tout, et les bouleversements d’un ordre social soumis désormais à un nouveau déterminisme économique, qui paraît oblitérer la puissance de l’imagination. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer le premier chapitre de La Confession d’un enfant du siècle. Perception subjective et tronquée s’il en est, mais qui l’amène à un constat désabusé et significatif ; l'idée d'un principe économique comme fil conducteur des entreprises humaines aboutit chez Musset à un amer bilan des conséquences : la réduction des fins humaines à la petitesse étriquée des mesures d'entendement, alors que l'idée, la raison, et surtout l'imagination semble oubliées. Ainsi peut-on lire dans la dédicace de La Coupe et les lèvres :

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